"Looking for Art Brut" (avec Régis Gayraud à gauche, son fils Jason au milieu et Bruno Montpied à droite) lors de la visite chez Horace Diaz en 2014
Au mois de mars 2011, j’ai réalisé par mail (après quelques échanges) une interview de Bruno Montpied pour le site foutraque.com. Comme foutraque est « patraque », suite à une mise à jour de l’hébergeur, j’ai décidé de la remette en ligne sur mon blog. J’ai relu l’interview, et malgré qu’elle ait été réalisée il y a plus de 9 ans, les propos de Bruno Montpied n’ont pas pris une ride, ni un seul cheveu blanc (ce qui n’est pas mon cas). Les seules différences, c’est que la faucheuse a fait du dégât parmi les artistes/bâtisseurs des environnements. Ils ont le point commun d’avoir un âge certain, 9 années de plus, dans la vie d’un bâtisseur âgé, ça compte (double ?).
José Leitao (1938-2020) présente le livre "Le Gazouillis des Eléphants"
J’avais réalisé l’interview à l’occasion de la sortie du livre Eloge des Jardins Anarchiques (avec en bonus DVD, le documentaire Bricoleurs de Paradis réalisé par Rémy Ricordeau) édité par L’Insomniaque. Par contre depuis 2011, ce livre qui coûtait 29 euros est épuisé et a atteint sur les sites marchands de l’internet, des sommes pas raisonnables. Idem, pour le livre pavé (par son poids qui atteint facilement le kg de pâtes) Le Gazouillis des Eléphants, sorti en 2017 aux Editions du Sandre. Ce livre de près de 1000 pages richement illustrées regroupe un maximum d’environnements bruts ou naïfs de France (j’aurais pu rester modeste et dire « presque tous »), et vu le travail colossal que Bruno Montpied a abattu dans son livre, ce "gazouillis" est devenu indispensable pour tous les amateurs des environnements singuliers, poétiques, bruts, réalisés par des hommes, parfois des femmes, humbles et talentueux, avec lesquels on prend plaisir à faire connaissance.
Les retardataires n’ont pas de chance, ce livre est également épuisé. Au départ, vendu à 39 euros (ce qui était un prix vraiment très bon marché), il peut désormais atteindre plus de 100 euros. Il ne vous reste plus qu’à chiner dans l’espoir de faire une bonne affaire, ou de le chercher dans les bibliothèques (comme Eloge des Jardins anarchiques, du reste). Car la réédition tarde à venir…
Enfin, signalons que Bruno Montpied n’a pas chômé depuis 2011 (en plus de maintenir à jour son blog Le Poignard Subtil), il a aussi écrit deux petits livres sur Andrée Acézat et Marcel Vinsard, édités chez L’Insomniaque, dans la collection La Petite Brute, qu’il dirigeait. Ces livres, au format poche de 70 pages environ, sortis en 2015 et 2016 sont toujours disponibles sur son blog.
Voilà pour l’intro 2020. Comme l’interview qui suit est longue, je vous recommande pour votre confort, de l’imprimer. Ce sera plus facile pour vos yeux de faire une pause, et de poursuivre la lecture.
Maintenant, retour en 2011, année où l’on ne sortait pas masqué, et les gestes barrières auprès de nos proches n’existaient pas.
Cela fait plus de 30 ans, que Bruno
Montpied a pris la clé des champs pour partir à la découverte d’ « inspirés
du bord des routes » (titre du livre de Jacques Verroust édité en 1978
aux éditions du Seuil) installés aux quatre coins de la France.
Pour exposer leurs œuvres « hors du commun », ces créateurs d’environnement
singuliers, n’utilisent non pas les galeries ni les musées, mais leurs jardins
et espaces de vies, pour le plaisir du regard des passants. Parmi les œuvres
construites/créées les plus connues en France, on trouve le Palais idéal du
facteur Cheval, la maison en mosaïque de Picassiette, les
falaises sculptées de l’abbé Fouré, le manège de Petit Pierre,
mais aussi la maison à vaisselle cassée de Robert Vasseur, le jardin de Fernand
Chatelain.
Au début muni de sa caméra Super 8, puis d’un appareil photo argentique, et
maintenant numérique, Bruno Montpied, tel un archiviste, apporte sa
contribution à la mémoire de ces environnements éphémères. Depuis ses premières
images « d’amateur », Bruno Montpied a transmis aussi son information,
ses analyses et ses découvertes par l’écrit, sous formes d’articles dans
diverses revues spécialisées (dont Création
Franche, son fanzine l’Art Immédiat, Raw Vision, Artension
ou maintenant Recoins et l’Or aux 13 Iles), dans des
rencontres/débats avec le public et dans des festivals avec des projections de
ses films et photos (en diaporama). Depuis 2005, ses recherches se déversent
également sur son incontournable blog Le Poignard Subtil.
Au long de ses décennies de passions et de découvertes, il était étonnant que Bruno
Montpied n’ait pas sorti un livre pour rassembler de façon vivante ses
divers articles et recherches sur ces lieux insolites. A partir du 30 mars
2011, ce sera chose faite avec "L’Eloge des Jardins Anarchiques" qui
paraît aux éditions de l’Insomniaque. Ce beau livre de 224 pages avec plus de
250 photos « montre les œuvres de ces inspirés qui n’ont d’autre prétention que
de s’accomplir eux-mêmes en donnant forme à leurs rêves ». Et belle cerise sur
le gâteau, à l’intérieur du livre, on trouvera le DVD du magnifique
documentaire de Remy Ricordeau " Bricoleurs de Paradis
"(coécrit avec Montpied). Un documentaire passé sur France 3
Normandie, France 3 Bretagne et France 3 Pays de Loire (de même qu’il passera
sur Planète le 1er août prochain).
En raison de cette belle actualité, il était nécessaire de rencontrer Bruno
Montpied.
A travers cette longue et intéressante interview, Bruno Montpied revient
sur son parcours, nous parle bien sûr des environnements, mais aussi de poésie,
de surréalisme, de son travail d’artiste en peinture (il a fait de nombreuses
expositions, et ses peintures font partie de la collection de la Création
Franche à Bègles).
Laissez-vous porter par ce passionné de créateurs « d’environnements inattendus
».
Dans quelle circonstance (et à quel âge) as-tu découvert les
habitants-paysagistes? Quel a été le déclic pour que ces lieux deviennent ta
passion ?
Il n’y a pas de moment très précis pour le début de mon intérêt. Cela s’est
fait par enchaînements d’engouements successifs qui avaient tous des liens
entre eux.
Je me suis intéressé d’abord à partir de mes 17 ans à la poésie, à Rimbaud,
Verlaine, puis par la suite j’ai fait des études de lettres. Cela m’a amené
à fréquenter un lycée, où mes condisciples en hypokhâgne étaient très politisés
(cela se situe dans l’après 68, où il y avait une grosse politisation de la
jeunesse). Toutes sortes d’idéologies se brassaient dans ces lieux. Au
programme, en lettres sup’, il y avait l’étude du Nadja d’André
Breton. J’ai alors découvert avec passion le surréalisme en 1973-1974.
Je ne savais pas trop à quel métier ou à quelle carrière j’allais me destiner.
Il y avait un très fort vent d’utopie dans ces années-là. On aspirait à un
vague bouleversement de la société où la poésie tiendrait le haut du pavé.
Cette réalisation de la poésie, je la cherchais dans la vie quotidienne. Ma
rencontre avec des amis qui étaient très marqués par les théories
situationnistes m’a amené à me passionner pour l’utopie d’une vie fusionnant
avec l’art, la poésie, l’inspiration. Je m’intéressai aussi beaucoup à Cobra
qui défendait l’art populaire, tout en cherchant à se démarquer du surréalisme
parisien (ce que je ne souhaitais pas personnellement, le surréalisme restant à
mes yeux le grand mouvement émancipateur du XXe siècle, et puis, je venais de
le découvrir !).
Je me souviens avoir été passablement frappé dans ces mêmes années (vers 1975)
par le projet de création totale en trois dimensions, dite du « Monstre », que Raymond
Moretti – artiste que par la suite je rejetai, en raison d’un graphisme que
je jugeai assez faible et presque kitsch – avait installée dans une immense
cave en béton dans un sous-sol du quartier de La Défense. Je trouvai l’idée
géniale. Ce monument existe
toujours aux dernières nouvelles, au fond du site de la Défense.
Cela eut une certaine influence sur un projet de création collective à trois
que nous entreprîmes, Jacques Burtin, Vincent Gille et moi, lors d’un
week-end à la campagne chez le deuxième. Nous nous lançâmes dans un tableau en relief
de la forme d’un triangle équilatéral (l’œuvre n’eut jamais d’autre titre que
ce mot de « Triangle » je crois). Nous avons démarré chacun en partant d’un des
trois angles. Nous ne nous étions donné aucune règle, chacun était libre
d’expérimenter plastiquement comme il l’entendait. Nous avons progressé vers le
centre du triangle pour rencontrer comme dans un cadavre exquis les
interventions des deux autres, en essayant de mêler autant que faire se peut
nos graphismes et autres gestes picturaux, collages, etc. Le résultat fut fort
hybride, tenant autant de la maquette de paysage abstrait que d’un tableau. Il
fut par la suite détruit, et il ne reste de lui qu’un film en Super 8.
L’entreprise tenait à la fois du désir de créer un paysage inventé miniature et
du tableau collectif.
L’intérêt que je portais au surréalisme, aux actions et aux théories
situationnistes, à Cobra, s’est allié à partir de 1976-1977, après une
agitation manquée dans le cadre de la Fac de Nanterre (où nous avions mené une
grève particulièrement longue) en 1976, au désir de me mettre pourquoi pas, moi
aussi, au dessin automatique. C’est ce que le surréalisme prône, n’est-ce pas,
que tout un chacun sans hiérarchie aucune se mette à s’exprimer par les moyens
qui lui plaisent. 1976 fut aussi l’année où je suis allé voir des expositions
au Grand Palais qui m’ont grandement impressionné, une sur Picabia, puis
une sur Max Ernst ; j’avais visité un peu avant au Palais des Papes en
Avignon, une expo de nombreux tableaux de Picasso qui m’avait particulièrement
frappé. Je crois bien que cette exposition de peintures fut la première que je
vis.
Influencé par la peinture gestuelle, je me mis à produire dans le même temps
des peintures dans le style de Cobra, étant profondément admiratif du peintre danois
Asger Jorn (je partis en voyage au Danemark même en 1979 pour visiter
les musées, dont celui de Jorn à Silkeborg où se trouvait une immense fresque
de Dubuffet ; je visitai ainsi le lycée d’Aarhus où Jorn a
installé une immense fresque murale en céramique, confectionnée avec d’autres
créateurs à Albisola, fresque qui m’impressionna profondément). Je découvris de
fil en aiguille Dubuffet, qui faisait Cobra presque à lui seul en
France, puis l’art brut, par les fascicules que l’on trouvait difficilement à
Paris, dans une seule librairie, celle d’Artcurial, dans le quartier ultra-chic
des Champs-Elysées.
Par l’art brut, je suis arrivé aux inspirés du bord des routes.
Ces derniers m’ont toujours paru incarner le projet utopique d’une réalisation
démocratique de l’art dans la vie quotidienne (c’est-à-dire pratiqué par tout
un chacun et non pas par une élite artistique séparée) davantage que les
créateurs de l’art brut, qui sont toujours menacés d’être facilement absorbés
par le marché de l’art toujours friand de marchandises fraîches.
Je partis très vite voir in situ les environnements les plus connus. N’ayant
pas d’appareil photo, j’avais tout de même une caméra Super 8 qui me servait à
fixer des images de mes visites à ces lieux. J’allais voir le Palais idéal du
facteur Cheval, la maison en mosaïque de Picassiette, les rochers
sculptés par l’abbé Fouré à Rothéneuf, puis aussi les environnements de Robert
Tatin et de Chomo. Je relativisai par la suite ces deux derniers, en
raison de leurs influences artistiques assez évidentes du côté de l’art moderne
(Chomo) ou des arts premiers (Tatin), tandis que Picassiette,
Cheval ou Fouré, même s’ils sont admiratifs devant certaines oeuvres
de l’art savant (la cathédrale de Chartres par exemple pour Picassiette),
restent candides dans leur style, comme s’ils avaient gardé un don d’enfance
préservée en eux.
Je résolus au fil des années d’aller voir avant tout des habitants-paysagistes
d’origine populaire, comme Besse, Billy, Lellouche, Guitet, Gabriel Albert,
plus purement inspirés à mon goût que les environnementalistes plus artistes
tels Linard, Tatin, Warminski, Raoult, etc. De plus, les populaires
étaient généralement sous-traités dans les articles de presse ou dans les
livres qui parlaient d’eux.
Raymond Guitet (1873-1956), Les conseils des sages, il faut tout voir, tout entendre et ne rien dire, © photo Bruno Montpied, 1991
Qu’est ce qui te touche tout particulièrement chez ces créateurs?
Le fait de dresser à l’air libre des œuvres, des décors, des théâtres de
verdure insolites, créant ainsi des paysages, des environnements inattendus,
surprenants, qui nous déroutent, nous arrachent tout à coup à la monotonie et à
la pauvreté imaginative de nos vies ordinaires. Que cela soit fait par des non
artistes, des autodidactes qui n’ont demandé de permission à personne, je
trouve ça remarquable, c’est un vrai coup de force. « On fait ce qu’on veut
dans son jardin » comme me répond Mme Darcel dans le film de Remy
Ricordeau. Jardins d’Eden, petits paradis bricolés à la maison, pour vivre
au sein de l’inspiration, à partir de rien, avec des matériaux à portée de main
pris dans l’environnement immédiat. C’est de l’art et ça n’en est pas. Il n’y a
pas de vénalité dans ces démarches, juste le plaisir de façonner un décor à sa
guise. Cela sert de leçon à tous ceux qui jouent à être des artistes, des
cabotins qui aiment parader sur les planches et qui très souvent sont bien
moins inspirés que ces autodidactes inconnus.
Pierre Darcel, Statue de la Liberté @ ph BM 2010
Parmi toutes tes rencontres, quelles sont celles qui t’ont apporté le plus
sur le plan humain ? Pour toi, les rencontres/lieux les + insolites/originaux ?
Le site le plus beau, le plus fort est pour moi celui des rochers sculptés de
l’abbé Fouré à Rothéneuf (c’est d’ailleurs pour ça que je fais des
recherches dessus depuis plus de vingt ans, voir mon dossier dans la revue L’Or
aux 13 îles n°1). J’aime entre tous les sites où les créateurs ont utilisé
la matière même créée par la nature, roches tourmentées ou troncs torturés par
le temps, l’usure. Les souches et branches assemblées et habillées par André
Morvan dans le Morbihan m’ont fait une forte impression de ce point de vue.
Rochers sculptés de Rothéneuf, état 2010, des bêtes anthropomorphisées ©Ph BM
Bien sûr, le Palais idéal est peut-être le monument le plus extraordinaire sous
le rapport du mélange architecture et sculpture (on a peu d’architectures en
France, mais plutôt des jardins paysagers, des parcs de sculptures). J’aime
aussi Picassiette, la ferme d’Arthur Vanabelle (le bonhomme m’est
fort sympathique), les sites disparus de Raymond Guitet et de Marcel
Landreau. Le jardin à Mantes-la-Jolie de ce dernier était sans doute l’un
des joyaux des environnements singuliers. Là aussi, cela tient au fait que les
éléments de base des statues étaient des pierres naturelles aux formes déjà
suggestives par elles-mêmes. C’était des silex que Landreau avait
assemblés de façon arcimboldesque pour leur faire figurer des êtres humains et
des animaux groupés en saynètes. Il ne s’était pas arrêté à cela, il les avait
par surcroît animés et sonorisés !
De plus, avec Landreau, que l’on m’avait annoncé de caractère peu
accommodant, on sympathisa rapidement, on but dans son jardin un bon coup de
cidre produit dans sa région. J’en garde un excellent souvenir et je regrette
évidemment terriblement sa disparition et celle de son jardin merveilleux.
Certaine statues sont réapparues récemment. Elles me paraissent curieusement
trop proprettes comme si elles avaient subi un lifting qui les rend moins
brutes.
J’ai particulièrement aimé aussi découvrir le jardin de Martial Besse à
Bournel prés de Villeréal dans le Lot-et-Garonne, en raison de son aspect
fortement imaginatif, presque surréaliste, avec ses références à la mythologie
grecque (harpies, sirènes).
J’aime également beaucoup les sculptures magnifiques de stylisation de François
Michaud dans la Creuse. Sur le plan humain, c’est d’ailleurs ce dernier
site, splendide hameau à l’écart de tout, dans un écrin de verdure secret, qui
m’a apporté les rencontres parmi les plus cordiales et les plus stimulantes
socialement et intellectuellement parlant que j’ai jamais connues.
François Michaud (1810-1890), statues (une femme nue et Napoléon) devant sa deuxième maison à Masgot (Creuse), vers 1850-1860, © ph BM, 1988
A fin du mois tu publies le livre « Eloge des Jardins Anarchiques » et tu as
participé au documentaire « Bricoleurs de Paradis ». Tu peux nous présenter ces
deux travaux, l’angle sous lequel tu as abordé/présenté ses environnements ? Et
quel angle tu voulais éviter pour ne pas faire une redite en rapport aux autres
livres/docs déjà édités sur le sujet ?
Le film est un projet et un travail à deux au départ (Remy Ricordeau et
moi). J’ai choisi la plupart des sites, choisis en fonction de ce qui existe
actuellement avec des créateurs encore actifs (en fonction des régions aussi,
parce que Fance 3 Normandie, France 3 Ouest, et France 3 Nord étant partie
prenante du financement, on devait trouver des créateurs dans les régions
couvertes par ces chaînes ; le hasard a bien fait les choses, venaient
d’apparaître ces derniers temps des nouveaux sites dans ces régions ; Remy,
gagné par le virus de la recherche, trouva de nouveaux sites lui aussi, ceux d’Alexis
Le Breton, et les rochers gravés de Batz – ces derniers ne restant pas au
montage final).
Certains ont été découverts « en direct » pendant le tournage, qui s’est
effectué en juin et juillet 2010 (Alexis Le Breton, dont on avait la
connaissance depuis 2009 mais qu’on n’avait pas visité en repérage, et la
maison de Madame C.). On s’était donné comme but de pouvoir enregistrer
le plus spontanément possible, malgré les contraintes techniques, le phénomène
de la découverte, malgré tous les aléas qui pourraient se produire. Tout se
passa merveilleusement, sans la moindre anicroche, comme si le hasard jouait
pour nous. L’ouverture de la maison de Madame C. se fit en direct, sans
la moindre répétition au préalable. Au fur et à mesure de la visite, je
m’aperçus progressivement, en menant l’interview, que Monsieur C. était
en fait complètement sourd, et qu’il répondait à mes premières questions au
jugé, peut-être aussi en lisant sur mes lèvres. Dans la suite, je rédigeai
rapidement mes questions sur un carnet que je lui soumis à chaque fois. L’image
ne le montre pas dans le film.
L’idée du film, comme pour le livre, était de se concentrer sur des sites faits
par des autodidactes d’origine ouvrière, paysanne ou issus des milieux
d’artisans. Parce que selon moi, le fait de créer, alors qu’on n’a aucune
expérience ou pratique de l’art avant la mise à la retraite (les créateurs sont
des retraités dans leur écrasante majorité), révèle des substrats culturels, et
des styles, bien différents de ceux qui président aux expressions artistiques
habituelles. De plus, cela met l’accent sur l’aspect profondément démocratique
de ces pratiques. Comme si l’utopie d’un art mêlé à la vie quotidienne était
actée par ces hommes du commun, de façon toute involontaire et inconsciente
bien entendu.
Le film tient donc un discours, commente les sites vers lesquels nous voyagions
(le film se veut un peu comme un road-movie à la poursuite des mystérieux dadas
des retraités inspirés des bords de route), à la différence des documentaires
déjà faits sur le sujet, où souvent, dans un genre de cinéma direct (je pense
aux films des Prévost notamment), on laisse les créateurs parler, sans
jamais donner les questions qui ont été posées et sans mettre de commentaire
(d’ailleurs, après l’avant-première, Clovis Prévost, que j’avais invité,
me dit qu’on aurait pu se passer des commentaires ; il était en cela cohérent
avec sa démarche habituelle, ce que je lui rétorquai, en lui disant gentiment
que j’avais souhaité dans ce film nous démarquer de lui, faire autre chose, ne
pas répéter). Cela ne m’empêche nullement par ailleurs d’admirer le travail
fourni par les Prévost dans la révélation de nombreux sites. Du reste,
ils m’ont fait le grand honneur de me confier une photo inédite (sur Monsieur
G. ) en guise de préface à mon livre.
Ce dernier rassemble des articles anciens et nouveaux. Il y a des petites
monographies sur des créateurs actuels et d’autres sur des plus anciens (il y
avait deux parties au départ dans le livre, que l’éditeur n’a pas souhaité
matérialiser au final).
Il est de tonalité très littéraire en de nombreux points, c’est un moyen de
prolonger par un écho sensible et créatif les impressions ressenties devant les
environnements naïfs et leur poésie. Je suis d’accord en cela avec la
philosophie partout affichée dans un musée comme celui de Laduz (d’art
populaire rural), créé justement par des artistes, les Humbert (parents
et enfants) et leur collaboratrice Marie-José Drogou à partir des années
1980. Leurs présentations des œuvres populaires restent toujours plus poétiques
que rigoureusement scientifiques. Du coup, le visiteur est davantage éveillé à
l’intérêt des objets exposés, par l’appel à leur propre sensibilité. J’en ai
gardé la leçon.
Cela dit, il n’est pas question non plus d’abandonner tout raisonnement et
toute perspective scientifique, il n’est pas interdit d’écrire en s’inspirant
de certaines pratiques ethnologiques ou sociologiques.
La question de la conservation ou non de ces créations, connectée à la
caractéristique de ces sites qui est d’être le plus souvent éphémères (à
quelques exceptions prés), non pensés en fonction de la postérité et d’une
quelconque pérennité (à la différence de l’art au sens classique), cette
question est au cœur du livre et du film.
Le livre prolonge, explicite, donne plus d’informations sur les créateurs que
dans le film (il y a une trentaine de sites traités dans le livre contre une
dizaine dans Les bricoleurs de paradis). Il donne aussi des aperçus
d’ordre historique avec la réédition de mon texte sur François Michaud que
j’avais publié au début des années 1990, cf. Masgot, L’oeuvre énigmatique de François
Michaud, aux éditions Lucien Souny).
Le film n’a pas de volonté monographique lui. Il porte une opinion politique,
une vision sociologique. Cette volonté subjective de commenter, de réfléchir à
voix haute sur les sites rencontrés (très variés, et d’ailleurs, je suis assez
fier de l’hétérogénéité, et de l’unité en même temps, du panel choisi) font la
marque distinctive du film.
Tu es Parisien, tu viens de la ville. Ton rapport/contact avec ces « gens
modestes » de la France rurale est-il facile à établir ? Ils arrivent
facilement à se confier à toi l’inconnu/homme de la ville? Ton métier est lié à
l’éducation (animateur), cela t’aide pour savoir comment prendre contact avec
eux, trouver l’angle pour sympathiser ?
Au début, quand j’ai commencé, il y a trente ans, j’étais à dire vrai assez mal
à l’aise. Je ne cherchais pas spécialement à rencontrer les auteurs. Je voulais
surtout faire de belles prises de vue, accumuler de la mémoire sur des sites
que je trouvais aussi miraculeux que précaires.
En prenant de l’âge, je me suis beaucoup plus décontracté. Je me suis aussi
aperçu que les créateurs étaient des gens plutôt accueillants, hospitaliers, et
qui au fond étaient assez curieux des personnes qui s’arrêtaient pour venir les
voir, pris à l’hameçon de leurs réalisations. Ces dernières fonctionnent un peu
comme des enseignes. Je me suis pratiquement toujours bien entendu avec les
créateurs rencontrés (au fond, nous sommes très proches, eux et moi). Ma
position a toujours été de faire une station assez longue devant les jardins,
d’attendre pour faire des photos, d’en faire si personne ne se montrait (avec
l’arrière-pensée de les garder pour moi jusqu’au jour où j’aurais
l’autorisation de les publier ; quoiqu’au début ce genre de problème ne m’ait
pas beaucoup effleuré l’esprit, je dois l’avouer), parce que je m’étais aperçu
que les habitants, lorsqu’ils voulaient se montrer, le faisaient au bout d’un
certain temps donné. Ils attendaient de voir si j’étais vraiment intéressé, ma
longue station devant le jardin les renseignant à ce sujet. Quand j’apercevais
un visage derrière une vitre, un mouvement, je faisais signe pour demander à
faire des photos, et pour essayer de converser.
Ma profession m’a peut-être aidé à parler avec ces inconnus, c’est possible,
car c’est un métier où l’on doit énormément dialoguer. Mais peut-être est-ce
aussi parce qu’une bonne part du public en question est de nature enfantine que
j’ai pu établir des relations privilégiées avec ces autres grands enfants de
bords de routes.
Je pense aussi qu’étant un citadin, issu d’une famille déracinée de son milieu
campagnard d’origine (mon grand-père paternel était instituteur dans un petit
village de campagne du Bourbonnais, à la lisière avec l’Auvergne ; à signaler
qu’il avait entretenu une petite correspondance avec l’écrivain paysan Emile
Guillaumin, ce qui présente tout de même à mes yeux une filiation avec ma
passion des créateurs issus des milieux populaires), et ayant passé mes
vacances, lorsque j’étais môme, dans ce milieu rural d’où venait mon père (ma
mère était issue d’une bourgeoisie commerçante de petite bourgade du
Mâconnais), je possède une sorte de regret chevillé en moi de n’avoir pas mieux
connu en profondeur et plus réellement le monde rural que j’ai du coup tendance
à mythifier quelque peu.
Pourquoi ces créateurs viennent en général d’un milieu modeste ?
Tous ne le sont pas, si on prend dans le tas les environnementalistes plus
artistes (Tinguely, Niki de Saint-Phalle).
Et puis il faudrait s’entendre sur ce que tu appelles milieu modeste.
Pour créer dans un jardin, il faut tout de même être propriétaire de son
terrain, de sa maison. Certes, les prix sont plus bas dans les régions
éloignées des centres ville, mais tout de même, on ne peut pas être un gueux
sans abri si l’on veut créer un décor insolite. Les clochards, quand ils se
révèlent créatifs, ne peuvent guère aller plus loin que des œuvres en deux
dimensions, ou au maximum en confectionnant des véhicules, ou des parures
étonnantes (voir le cas de monsieur Poladian, ou celui, actuel, de Michel
Godin des Mers à Paris). Tout cela pour dire qu’il faut préciser un peu ce
que l’on appelle en l’occurrence un milieu modeste.
Une explication de l’origine modeste des créateurs serait certainement à
trouver dans ce fait que pour ces créateurs le fait d’ériger des décors
surprenants, anticonformistes, est un moyen de prendre une revanche sociale. On
m’a retraité, retiré, du monde, je vais prouver que je suis encore bon à
quelque grande entreprise. Il y a un goût de l’exploit chez ces gens-là,
souvent par suite, aussi, d’une culture brochée sur le sport, toujours peu ou
prou lié à la notion du record.
Il y a aussi parfois une réaction vis-à-vis de ce qui est perçu comme
incompréhensible, abscons, ou snob dans l’art des musées. Au cours de nos
interviews, Darcel et Vanabelle sans se connaître nous ont tous
les deux émis une opinion semblable, à savoir que les œuvres des musées, c’est
pas si formidable que ça, que si on mettait les leurs à la place, ça
deviendrait plus vivant. Mais peut-être n’était-ce que la répétition d’une
opinion formulée par quelque visiteur qui leur avait plu et qu’ils reprenaient
?
Arthur Vanabelle (1922-2014), la cour avec le tank, Base de la Menegatte, Steenwerck, © ph BM, 2008
Quelle
est ta réflexion sur ce qui pousse un « homme du commun » à faire une œuvre «
hors du commun » ?
Durant le film, je ne cesse de poser la question à ces hommes du commun si peu
communs ! Sans recueillir forcément de réponse. Car ces gens n’ont pas la
maîtrise du langage sur leur création, ont-ils seulement la volonté d’en avoir
une du reste ? Arthur Vanabelle dans le film nous répond à un moment
très clairement qu’il n’y a pas besoin d’un mot pour qualifier ce qu’il fait, à
quoi ça sert, nous dit-il. Il a œuvré pour lui avant tout, comme les créateurs
de l’art brut en général. Il est difficile, partant de là, de reconnaître les
intentions, les motivations qui ont présidé à leur création. En général, ils
parlent de l’ennui (Pierre Darcel dans le film), du désir de se
distraire, d’épater aussi, d’embellir leur cadre de vie.
Il y a sûrement au départ un caractère particulier, une forte tête. Chaque
créateur a une personnalité marquée (et un physique en accord avec). Ils aiment
par-dessus tout ne pas faire comme tout le monde. Cela leur donne une
respiration supplémentaire, du moins c’est ce que j’imagine, parce que je
fonctionne comme ça moi aussi.
Pierre Darcel, portrait sous un nuage noir @ ph BM 2010
Parfois les patronymes sont en eux-mêmes déjà curieux. Léopold Truc, André
Pailloux, Arthur Vanabelle, Bohdan Litnianski (Ukrainien déplacé dans un
pays étranger, la France), Ludovic Montégudet, Ferdinand Cheval,
Adofe-Julien Fouré… Comme si ces noms les prédisposaient déjà à accomplir
une destinée peu banale.
C’est le sentiment d’être prématurément enterrés par leur semblables au moment
de la retraite, qui est vécue parfois comme un véritable traumatisme pour
beaucoup de retraités, qui les pousse le plus souvent à émerger en créant
quelque chose qui puisse attirer à nouveau l’attention sur eux.
Tu viens toi aussi d’une famille modeste ou d’une famille aisée et cultivée
?
J’ai un peu répondu à propos de mes grands-parents ci-dessus, qui eux étaient
modestes (enfin, surtout du côté paternel qui est celui qui a le plus compté
dans ma famille, ma mère ayant gardé très peu de relations avec sa propre
famille). Ma mère ne travaillait cependant pas, mon père étant ingénieur, nous
permettant de vivre à l’aise.
En revanche, la culture était largement absente à la maison. Même si mon père
s’était abonné au Reader’s digest, et avec ma mère, lisait de nombreux
romans sentimentaux (des médecins qui ont des histoires d’amour avec leurs
infirmières). Il y avait une bibliothèque à la maison, que j’enviais à mes
parents en tant qu’apparence, mais qui me barba rapidement au fur et à mesure
que je commençais à la sonder.
Mon père n’aimait pas la musique, ni le cinéma, leur préférant le théâtre, le
music-hall, les chansonniers ou le cirque. Ma mère ne s’intéressait pas à
grand-chose au point de vue culturel. A part la cuisine, son grand truc, je
n’ai jamais su ce qui l’intéressait vraiment dans ce bas monde.
Elle m’a confié un jour avoir vu le Palais idéal du facteur Cheval (j’étais
déjà passionné des environnements) au cours de je ne sais quelle excursion.
Elle n’hésita pas à me dire qu’elle avait trouvé ça abominable ! J’étais
consterné de m’apercevoir à quel point je me trouvais à des années-lumière
d’elle pour ce qui relevait de nos goûts.
Les sites
sont dans une grande majorité réalisés par des hommes. Quel est la place de la
femme dans ces environnements ?
Très limitée. Il y a peu de sites créés par des femmes. Dans notre film, et
dans le livre, sont évoqués deux sites peu connus dus à des femmes, celui de Madame
C. , en Normandie, qui, souffrant d’un cancer, se levait la nuit pour
oublier ses souffrances en créant un labyrinthe arachnéen de papier mâché
emplâtré à l’intérieur de sa maison, et celui de Mme Sassano, réalisant
par le truchement d’un mari obéissant, un jardin bourré de statues toutes
faites, hyper kitsch, achetées dans différentes grandes surfaces spécialisées,
l’ensemble, par son côté hétéroclite accumulatif, constituant tout de même une
surprise. Chez le couple Darcel, madame met en peinture les sculptures
de son mari, vernit et restaure les œuvres.
Concetta et Michele Sassano, jardin fait d’accumulation de statues toutes faites (Pas-de-Calais), © ph. BM, 2010
J’ai constaté qu’au fil du temps on rencontre davantage de couples qui font
plutôt bon ménage quant à l’activité créatrice parfois débordante de l’homme
(chez Donadello, cela se passe bien par exemple, chez Madame C. aussi,
son mari a tout préservé depuis la mort de sa femme, chez Vasseur, la
famille a gardé un excellent souvenir du papa créateur). L’activité du mari est
plutôt bien accueillie par la femme qui pense que cela empêche son époux de
déprimer en s’ennuyant à la maison. De plus, elle ne l’a pas trop dans les
pattes dans l’intérieur de la maison qui est traditionnellement son fief !
Il a existé dans le temps cependant des femmes qui étaient de véritables
viragos, aux limites de l’hystérie. Je me souviens de la femme de Virgili au
Kremlin-Bicêtre qui à la fin des années 1980 nous a mis dehors, un copain et
moi (je l’ai raconté sur mon blog Le Poignard Subtil), en nous traitant
de métèques et de bougnouls. Virgili tentait en catimini de calmer le
jeu mais n’arrivait à rien. Nous fîmes retraite !
La presse régionale est une bonne source d’info pour découvrir les lieux. Tu
fais comment pour avoir l’info d’un « éventuel » site ?
Ah, c’est la grande question qui revient souvent. Je dois reconnaître que l’on
découvre rarement seul, et surtout pas le premier, ce genre de sites.
On passe parfois devant sans les voir, si on n’est pas attentif. Ils ne sont
pas toujours spectaculairement exposés. Quand on cherche ceux qu’on est venu
voir sur des indications données par des tiers, quel coup au cœur quand on tombe
enfin dessus, toujours de façon surprenante.
Effectivement, ce sont d’abord les journalistes localiers qui passent en
premier en terme de médiatisation écrite, puisqu’ils sont sur place et sont
perpétuellement à l’affût d’une nouvelle, d’un sujet, puisqu’il ne se passe pas
grand-chose généralement en province !
J’ai découvert comme cela l’existence du jardin de Charles Billy dans le
Rhône, parce qu’il avait d’abord été remarqué dans Beaujolais magazine,
puis dans France-Soir. J’ai écrit sur lui dans Artension, puis
dans Raw Vision, puis ça a été repris dans les bouquins de Claude Arz
(auteur duGuide de la France Insolite) (qui s’est bien entendu
empressé de ne pas me citer).
Charles Billy (1909-1991) conversant avec BM en 1990, © ph Jean-Loup Montpied
La presse régionale n’est pas le seul moyen de tomber sur les sites bien
entendu. C’est le bouche à oreilles qui fonctionne en priorité généralement,
surtout quand les amis et connaissances savent que rien ne peut vous faire plus
plaisir que de vous faire découvrir un site d’art brut nouveau ! C’est un jeu,
qui s’est aiguisé avec le temps, puisque je deviens de plus en plus savant, me
faire découvrir un site que je ne connais pas encore. J’y joue pas mal avec les
animateurs du Musée des Amoureux d’Angélique au Carla-Bayle (Ariège) en ce
moment.
J’ai aussi, surtout au début, mis à contribution les bibliothèques, les livres.
J’avais découvert à un moment une grande bibliothèque parisienne qui avait un
fichier où étaient indexés les articles de périodiques traitant des « jardins
fantastiques populaires ». Cela me fut fort utile.
Internet n’existait pas encore (je m’y suis mis tardivement, en 2005).
Aujourd’hui, la Toile est devenue une des plus grandes ressources pour trouver
des sites, sans qu’il soit besoin par conséquent, et très paradoxalement, de
parcourir des mille et des cents.
Je suis allé m’enquérir, en développant systématiquement la curiosité (chercher
où personne ne va !), des créations dont on avait parlé à une époque et qui
avaient été oubliées. Ce fut le cas avec Pierre Jaïn dont il restait
dans la famille beaucoup de très belles choses. Ou avec Raymond Guitet,
Gabriel Albert, dont avait parlé le livre de Jacques Verroust et Jacques
Lacarrière (Les Inspirés du Bord des Routes). J’ai, comme d’autres,
après ou en même temps que moi, pas mal mis à contribution les livres de ces
deux-là, ainsi bien sûr que le livre de Gilles Ehrmann (Les Inspirés
et leurs Demeures) ou celui de Francis David(Guide de l'Art
Insolite, Nord/Pas De Calais, Picardie ). On les a pas mal épluchés ces
bouquins-là. Sans toujours leur dire la dette qu’on leur doit. J’ai une
affection particulière pour ces trois livres, davantage que pour un quatrième,
un peu trop technique à mon goût, celui de Bernard Lassus, Les
Jardins imaginaires.
Les cartes postales anciennes, que je collectionne uniquement lorsqu’elles sont
en rapport avec ce sujet, apportent parfois des pistes nouvelles à vérifier.
Les conducteurs de cars, les facteurs, les médecins de campagne, les
bistrotiers, etc. sont des « indics » de première aussi. La télé elle-même joue
un rôle, ainsi que la radio. On n’oubliera pas ici de rendre hommage à Pierre
Bonte, journaliste de l’audiovisuel (notamment dans l'émission culte Le Petit
Rapporteur et auteur du livre Le Bonheur est dans le Pré -titre
repris par Etienne Chatiliez pour son film-) qui s’intéressa très tôt et
sans mépris à ces créateurs insolites de bord des routes.
Bizarrement tu n’as pas ton permis, et donc pas de voiture. Pourtant pour se
rendre dans ses lieux, il faut une voiture. Malgré ce handicap « moteur »
(rire), tu as vu plein de lieux. Comment gères-tu tes déplacements?
C’est très délicat. J’utilise en vrac tous les autres moyens, train + car +
pieds, train + pieds, le vélo seul parfois, ou les pieds seulement (en
randonnée). Mais bien entendu, c’est en voiture qu’il faut le plus souvent
aller voir ces lieux souvent mal desservis par les transports en commun. Alors
je m’arrange pour convaincre avec éloquence toute une noria d’amis divers et
variés d’aller faire des excursions du côté des inspirés. C’est pas trop
difficile généralement, car la plupart de mes amis s’intéressent aussi à cela,
et quand par hasard ils ne connaissent pas, ils sont bien vite conquis dès
qu’ils en découvrent un peu plus, au point que très souvent, sans moi, ils se
mettent à leur tour à prospecter (je pense à une amie de Clermont-Ferrand qui
par son travail était amenée à pas mal circuler en Auvergne et trouva ainsi un
site que personne n’avait signalé, celui de Roger Jeanton, dont j’ai
fini par parler sur Le Poignard Subtil.
J’ai ainsi poussé des dizaines de gens à m’emmener voir ces sites. Je les cite
en remerciements dans mon bouquin. Cela fait à chaque fois des nouveaux adeptes
de cette « chasse aux inspirés », qui à leur tour convainquent d’autres de s’y
intéresser, phénomène de boule de neige en somme.
Et puis cela nous donne un but de balade ensemble, un petit projet commun dans
une époque qui est avare en entreprises collectives.
Quand tu découvres « enfin » un nouveau site, après des heures à tourner
dans les petites routes de campagne, quels sont tes premiers sentiments ? Tu
ressens quelque chose comme le tract, comme un Jules Verne découvreur de
nouveaux univers ?
Oui, il y a du tract, du suspense, de l’impatience. Comment ça va être ? Il y a
un côté très proche de ce qu’ont dû ressentir les explorateurs de terres encore
vierges quand ils tombaient sur des territoires inconnus. J’aime ainsi aussi
terriblement les zones de la nature qui sont restées sauvages, les pierriers
des hautes montagnes par exemple. L’impression ressentie devant leur aspect
vierge est assez analogue à ce que l’on éprouve devant les sites d’art brut en
plein air.
Et lorsqu’on tombe sur ces lieux insolites, même si on a été préparé par des
descriptions en amont, des photos vues au préalable, la surprise est toujours
au rendez-vous. J’ai parlé de « déchirement du paysage » à ce sujet dans le
premier chapitre de mon livre. Dans son avant-propos au livre, Remy parle
quant à lui de « sidération ».
Quand tu as découvert un site, tu y retournes de temps à autre pour voir son
évolution, ou sa dégradation si l’auteur est mort ?
Oui, mais pas toujours, ça dépend des occasions, des rencontres avec de
nouveaux amis, de la disponibilité de ceux qui peuvent m’emmener.
Le repérage, puis un an après, le tournage pour notre film, ont été
d’excellentes occasions de voir et de revoir plusieurs sites.
Je ne suis allé jusqu’à présent qu’une seule fois au Palais idéal par exemple. Je
ne l’ai pas vu depuis qu’il a été restauré (ce qui remonte déjà loin).
Je ne déteste pas voir les lieux dans leur état dégradé, car le temps fait son
œuvre lui aussi, et donne une patine particulière à ces œuvres de plein air,
faites semble-t-il pour se fondre et se dissoudre dans la nature sauvage (c’est
assez romantique comme impression). Car il y a peut-être, hypothèse qui me
vient en traçant mes réponses à ton questionnaire, une sauvagerie des deux
côtés, dans la culture de ces hommes sans culture et dans la nature qui les
guette. Les deux sont peut-être faits pour se marier l’un avec l’autre au bout
du compte.
Je prends en photo l’écart entre les différents états, du fait que le temps m’a
été donné de le faire (cela est permis à ceux qui s’intéressent à la question
depuis des lustres). Je cherche parfois les mêmes angles à des années de
distance (quand j’arrive à m’en rappeler).
Un des débats sur le sujet, et de savoir s’il faut conserver on non, le site
après la mort de son créateur. Quelle est ta position là-dessus ?
Je varie énormément là-dessus. Il peut m’arriver de dire un truc et son
contraire, tant il est difficile de trancher là-dessus (je ne suis pas aussi
dogmatique et sans nuances que certains sur cette question) !
Ces créations sont faites dans une symbiose profonde avec celui qui les crée,
qui la plupart du temps n’a aucune vision vis-à-vis de sa postérité. Ils
répondent « advienne que pourra, mes héritiers se démerderont ».
Dès qu’on veut les conserver, surtout quand c’est une collectivité, une
institution qui s’en mêle, sans les conseils de spécialistes en restauration
(qui ne doivent pas être nombreux sur ce genre d’environnements faits de bric
et de broc, pas toujours dans les règles de l’art, sans souci de la longévité
des matériaux, dans l’ignorance des techniques de façonnage –voir ce que dit le
fils de Robert Vasseur dans notre film), dès qu’on veut les conserver,
on fait un truc artificiel d’où étrangement toute poésie s’est envolée, parce
qu’on a méprisé je crois l’aspect précaire, primesautier, fragile, éphémère de
ces créations.
Cependant, il y a des exceptions. Selon moi, il y a trois cas où des
conservateurs ont réussi de beaux coups : le Palais idéal du Facteur Cheval semble
avoir été brillamment restauré (sans doute du fait de restaurateurs géniaux),
la maison de Picassiette (où la restauration n’est pas achevée, mais la
partie faite est très réussie, à mon avis) et le manège de fils de fer et
assemblages divers automatisés de Petit Pierre magnifiquement transféré,
remonté, et entretenu toujours en plein air par l’équipe de passionnés qui
anime autour de Caroline Bourbonnais le parc de la Fabuloseriedans
l’Yonne. D’autres fragments de sites sont également conservés là-bas, mais pas
toujours bien expliqués et contextualisés.
La restauration du site de Fernand Châtelain à Fyé dans la Sarthe a
aseptisé le lieu en revanche, parce que selon moi l’esprit du lieu et des
sculptures de Châtelain n’a pas été complètement capté.
Dans un musée, les fragments de sites deviennent des œuvres d’art et plus du
tout des parties d’une totalité poétique inséparable de la vie quotidienne d’un
créateur. Cette vitrification s’opère aussi sur ces chambres, ou morceaux
d’appartement qu’on transforme sur place en musées, quand on ne les y
transporte pas directement (je pense au mur de l’atelier d’André Breton que
l’on a transféré au MAM du centre Pompidou en le présentant comme une sorte
d’environnement conceptuel à la Annette Messager, il y a là un
contresens).
J’aimerais que certains lieux perdurent moi aussi. Je ne me résous pas à voir
disparaître certaines œuvres. J’ai même acheté aux héritiers, quand ce n’est
pas aux créateurs eux-mêmes, certaines de leurs œuvres que je trouvais
séparables sans dommage vis-à-vis de leur contexte d’origine. J’ai acheté par
exemple une œuvre à Jean Grard avant qu’il ne se supprime tragiquement,
car on pressentait la précarité de son lieu, et on percevait la fragilité de
ses édifices, qui se sont retrouvés tout de même à l’abri au LaM de
Villeneuve-d’Ascq, grâce à l’intervention de Patricia Allio qui les
avait découverts au départ. Dans des sites en train de s’anéantir, il m’est
arrivé de récupérer in extremis une pièce ou deux.
Emile Taugourdeau (1917-1989), un meunier (années 1980), coll BM, © ph BM 2010
Parfois, certains sites possèdent des parties qui peuvent être morcelables – c’est rare mais possible– parce qu’elles sont devenues des œuvres plus que des parts impossibles à retrancher d’un jardin. Je pense à l’extraordinaire vélo que nous avons poussé André Pailloux à extirper du magma où il l’avait enkysté au fond de son garage pour qu’on puisse le filmer et le photographier. Ce vélo couvert d’accessoires variés en plastiques de toutes les couleurs, de peintures, de colifichets enfantins, de gadgets s’est transformé peu à peu en toile d’araignée géante montée sur roues. Pailloux s’est baladé dessus longtemps jusqu’au moment où le vent, qui est très fréquent dans sa contrée (la forêt de moulinets dan son jardin a été inspirée directement par le climat de sa région), le déporta sans cesse dans les fossés, et l’a convaincu de le remiser dans son garage. D’objet utilitaire, il était devenu une sculpture ! Une œuvre d’art, c’est-à-dire un truc qu’on regarde et sur lequel on rêve. Cela dit, cet objet insolite tire sa valeur poétique du fait que c’est au départ un vélo. C’est d’ailleurs pourquoi on lui a demandé de pédaler dessus pour les besoins du film.
André Pailloux, son vélo véritable œuvre d’art ambulante, © ph BM 2010
Dans ce dernier, je lui dis que je suis pour la patrimonialisation de ce genre
de sites, mais en fait je dis cela en pensant surtout au vélo, et puis aussi en
cherchant à le faire réagir devant la caméra. Dans le film, je dis pas mal de
trucs en fonction des réactions qu’on cherchait à recueillir, n’importe quelles
réactions, on n’en cherchait pas forcément qui auraient correspondu à une
grille de lecture préalable (comme l’a cru, à un moment de l’interview, André
Gourlet, le créateur du dragon à Riec-sur-Belon).
Dans mon livre, il y a un chapitre entièrement consacré à la question des sites
en péril, Des inspirés qui expirent.
Tu n’es pas le seul à t’intéresser aux environnements. Dans le « milieu » il
y a comme une « petite » gué-guerre à savoir qui découvrira en premier un
nouveau site. Sur ce sujet, quel est ton impression/ta position?
Oui, il y a de la rivalité dans le milieu dont tu parles. C’est pas toujours
avoué d’ailleurs. Moi, je n’ai pas de mal à en parler. Ce genre de guéguerre
existe dans tous les milieux de chercheurs je pense. Je milite pour une
certaine déontologie, un code moral. Citer ses sources fait partie de
l’information qu’on doit à ses lecteurs. J’ai souvent été passé sous silence
par untel ou untel pour mes articles parus dans des publications,
confidentielles il est vrai mais effectives et apportant de l’information. J’en
ai voulu à ceux qui faisaient cela. On sent de la jalousie chez certains, c’est
évident. C’est une réaction très humaine, quoique bête. Les auteurs qui
s’intéressent à ces questions ne peuvent avoir tous les mêmes idéologies ou
opinions. C’est même généralement très varié, il y a des psy, des poètes, des
sociologues, des ethnologues, des marxistes, des anarchistes, des enseignants,
des amateurs d’art (mais rarement des conservateurs de musée, à l’exception
peut-être, l’art brut commençant à intéresser les grandes têtes instruites, de
ceux du LaM ou de la collection de l’Art brut à Lausanne), des partisans de la
contre culture, des collectionneurs, des individus lambda, des maniaques de la
compilation, etc. Tout ce petit monde n’a pas forcément les mêmes opinions, et
c’est très bien comme ça ! Mais chacun peut garder, il me semble, un code
déontologique, un esprit fair-play et courtois dans les rapports qu’il
entretient avec les autres.
Ce n’est pas tellement de savoir qui a été le premier qui compte du reste.
C’est plutôt qui en parle de la manière la plus intéressante pour chacun
d’entre nous. C’est pourquoi, je ne focalise pas tant que cela sur le fait de
savoir qui a parlé le premier de tel ou tel créateur. Chacun d’entre nous a un
angle d’attaque différent vis-à-vis de ces créateurs, pourvu qu’il veuille bien
dépasser ses tics de langage, ses clichés, ses opinions toutes faites (dans le
milieu, beaucoup d’articles sont pleins de lieux communs, écrits platement et
sans poésie). Je n’hésite pas, si un site me touche, comme par exemple le
jardin des Darcel prés de St-Brieuc, qui a été révélé à ma connaissance
par Animula Vagula et Jean-Louis Lanoux (c’est la même personne
avec deux signatures), à aller voir ce site nouveau et écrire à mon tour
dessus. Je cite ma source bien entendu à cette occasion –quand je m’en souviens
! (Mon article sur les Darcel, qui a paru récemment dans la revue Recoins
n°4, est repris dans L’Eloge des Jardins anarchiques). Combien font
ainsi ? Cherche et tu seras surpris. Beaucoup d’amateurs parlent de ces sites
comme s’ils étaient seuls au monde, et en avaient en quelque sorte
l’exclusivité (c’est une attitude d’amoureux possessifs ! Je la connais, pour
l’avoir partagée au début de mes recherches).
Informer sur les sources et les médiateurs donne une indication précieuse aux
lecteurs et aux chercheurs. Moi qui ai une bonne mémoire des noms, cela m’a
servi plus d’une fois. Si on ne donne pas ses sources, on n’est pas courtois et
de plus on brouille les pistes. De plus, les médiateurs sont parfois aussi des
gens auxquels on peut s’intéresser. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis laissé
filmer dans le documentaire de Remy Ricordeau. Pas seulement pour ma
gloriole personnelle, mais pour que figure à l’écran un médiateur.
Justement dans le « milieu » des amateurs d’environnements et d’art brut, tu
as la réputation d’avoir des sautes d’humeur (je n’ai pas dit « grande gueule »
-rire-) qui peuvent blesser ou heurter. Tu en penses quoi ? Rien à battre ?
Ouais, je me doute qu’il se dit des trucs comme ça sur mon compte. J’en tiens
compte, un peu. J’essaye de tenir des propos modérés, mon blog m’a beaucoup
aidé pour cela (même si de temps à autre, il m’arrive de me lâcher et d’être
blessant, ce que je regrette parfois après). Les échanges avec les
commentateurs que je n’ai pas besoin de censurer la plupart du temps (il faut
juste se méfier de ne pas émettre, ou de recevoir, des propos diffamants ou
injurieux de façon répétée) sont la plupart du temps fort raisonnables (si, si,
il faut regarder le blog sur la durée de ses presque quatre ans d’existence –toutes
les archives sont disponibles– il n’y a pas eu beaucoup de polémiques sur ce
blog, alors qu’on me présente ailleurs parfois comme un amateur d’empoignades
verbales). Les fâcheux ne laissent généralement pas de messages et passent au
large, parce qu’ils reconnaissent immédiatement peut-être un lieu qui n’est pas
fait pour eux, et c’est très bien comme ça.
De temps à autre, mon agacement me conduit à lâcher à mon tour des injures ou
des qualificatifs pas très agréables. Le blog est dangereux de ce point de vue.
Quand on a appris à y écrire rapidement, de façon presque instantanée, on
réagit parfois trop vite sans avoir pris le temps de peser ses mots. Je
n’hésite pas à retirer les propos dans ce cas, quitte à devoir retirer aussi
les réactions qu’ils avaient suscitées, et quitte, du coup à me faire traiter
de « censeur », accusation paresseusement lâchée sans analyse du contexte, et
de la logique de suppression de commentaires devenus sans raison, du fait des
propos initiaux retirés.
Cela dit, je récuse le terme de « sautes d’humeur » que tu emploies (j’aurais
préféré à tout prendre « grande gueule » ; parler « d’humeurs », c’est faire
selon moi une interprétation réductrice de mes propos qui conduit à me faire
passer pour un lunatique, un instable, et du coup à discréditer le sens de
certaines de mes critiques).
Je ne supporte pas le ton d’éloge unanimiste très prisé à notre époque, où tout
le monde est toujours à complimenter son voisin, par politesse, même s’il n’en
pense pas une miette ! Il faudrait tout aimer à partir du moment où c’est de
l’art qu’il s’agit. Quand un autre artiste se mêle de critiquer l’art de ses
collègues, il y a une réaction de type corporatiste qui apparaît. On m’accusera
de cracher dans la soupe, or je ne mange pas de la même soupe ! D’ailleurs, le
terme d’artiste lui-même est mal taillé pour moi. Je préfère poète à tout
prendre (un poète qui n’écrit presque jamais de poèmes), créateur, chercheur
indépendant, etc.
On dirait qu’on ne peut plus faire de critique négative. Comme si on avait
affaire à une armée de paranos susceptibles en face. Les milieux d’artistes
sont très souvent incapables d’accepter les critiques sur leurs travaux, pas
tous, mais enfin un certain nombre. Surtout quand ils ne sont pas très sûrs de
la qualité de leurs œuvres peut-être. Les gens qui n’ont pas confiance en
eux-mêmes sont parfois très méchants, ils peuvent aboyer et même mordre
lorsqu’on s’avise de signifier qu’on ne ressent rien devant leurs œuvres !
Il faut donc me résoudre à tenter l’équilibrage difficile entre critique acerbe
(je resterai franc quoi qu’il arrive, c’est inscrit en moi !) et ménagement des
susceptibilités.
Je sais les artistes écorchés (quoiqu’à mon avis toute critique soit bonne à
prendre, si elle est fondée, pour progresser dans l’approfondissement de son
travail), or, généralement, mes critiques portent plutôt sur une attitude
globale, un esprit général, quelque chose que l’on peut éliminer en soi, qui
est un état transitoire, non constitutif des individus. En réalité, quand un individu
artiste me montre directement ce qu’il fait, il est bien rare que je ne
manifeste aucun tact à son égard.
Pour nous faire part de tes découvertes tu as créé ton blog, Le Poignard Subtil. C’est une sorte de
passerelle pour faire passer les infos, et d’une certaine manière ton
expérience de + de 30 années de découvertes et de réflexions. Tu peux nous
présenter ton blog ? Comment va-t-il évoluer ?
C’est une question trop vaste qui nécessiterait une interview à elle seule. Le
mieux est de renvoyer tes lecteurs vers mon blog pour qu’ils se fassent une
opinion en zappant dessus (il y a plusieurs manières de lire un blog, comme un
livre d’ailleurs) : http://lepoignardsubtil.hautetfort.com
Je peux seulement ajouter que j’ai été très heureux de trouver ce nouveau moyen
de toucher directement des lecteurs sans passer par les gares de triage
habituelles (revues, émissions, télés, etc.). Quand j’ai découvert le blog, ça
a été une ruée de tout ce que je retenais depuis de nombreuses années que je
n’avais pu publier (à part dans des chroniques du sciapode insérées ici et là
de façon dispersée). J’ai pu rendre visible ainsi une certaine connaissance –
et savoir-faire – que je n’avais pu jusque là démontrer. Cela m’a permis
d’entrer en contact avec de nouvelles relations, et d’approfondir les liens
avec d’autres gens que je fréquentais moins jusque là.
Je ne sais pas comment ce blog va évoluer ! Sans doute toujours dans le sens de
ma propre surprise et de celle de mes lecteurs.
Les environnements paysagés font partie de l’art brut. En 2011 que veut
encore dire l’art brut ? Son sens selon les écrits de Jean Dubuffet reste t-il
encore aujourd’hui d’actualité ?
Au bout de toutes ces années, finalement, je reste sur ma faim concernant les
partisans orthodoxes de l’art brut. Il y a eu selon moi une captation
d’héritage par ces gens vis-à-vis des surréalistes qui s’intéressèrent bien
avant Dubuffet, quoique moins systématiquement que lui, aux créations
d’autodidactes inspirés. Par exemple, le premier documentaire sur les bricoleurs
inspirés date de 1939, réalisé par un surréaliste, resté fidèle jusqu’au bout
au surréalisme, Jacques Brunius (j’en ai parlé dans Création Franche
et dans le dictionnaire Hors Champ de l’art brut au cinéma).
Les créations dites brutes – je parle pour ma part d’art de l’immédiat – sont
au fond des créations surréelles souvent d’origine populaire, pratiquées de
façon hyper-individualiste. Cette dimension de surréalité – la vraie réalité –
a été occultée par ce terme de « brut » qu’ont superposé Dubuffet et ses
suiveurs, en ramenant à côté de lui la notion d’art, que le surréalistes ne
prenaient pas en compte, puisqu’ils cherchaient le dépassement de l’art dans sa
fusion avec la vie quotidienne. « L’art » brut, c’est encore un truc qui peut
alimenter le marché culturel ! C’est une régression par rapport aux ambitions
des surréalistes qui étaient désireux de répandre la créativité inspirée dans
la population entière.
La mésentente entre Dubuffet et Breton a été lourde de
conséquence.
Ce qui reste d’actualité aujourd’hui, même si cela reste passablement occulté
par tous ceux qui veulent avant tout alimenter le marché de l’art avec de
nouveaux produits, et par tous les artistes qui veulent conserver le sens
académique de l’art (l’art pour l’art, pratiqué par une caste séparée du reste
de la population, et pourvue de prestiges plus ou moins maudits, christiques),
c’est la dimension de création anarchique, naissant incognito, gratuitement, en
dehors de toute vénalité immédiate, mue par le goût de baigner avant tout dans
l’inspiration créatrice. Cette créativité va selon moi au-delà de l’art au sens
traditionnel du terme. C’est une attitude révolutionnaire.
Henry Darger (1892-1973) © ph DR
Il y a des œuvres d’artistes art brut qui coutent très chères (par exemple
Henry Darger). Que penses-tu du marché de l’art brut, et donc des œuvres
réalisées par des personnes démunies/handicapés et bien loin de ce marché ?
Cette mise sur le marché, les spéculations qui en découlent ou découleront,
sont particulièrement discutables sur le plan moral, surtout si l’on songe aux
créateurs décédés aujourd’hui qui ne le surent jamais.
En même temps, il est des cas comme à Gugging en Autriche, où les
créateurs aliénés semblent protégés, aidés, avec leurs œuvres conservées dans
une galerie qui en vend certaines (je crois), et un musée qui en conserve
d’autres, ou bien les centres pour handicapés, les galeries ou lieux
associatifs spécialisés dans ces formes d’art produit par des handicapés
mentaux qui vendent les œuvres au profit des malades et de leurs soins, les
bénéfices aidant à la gestion des établissements aussi. Cela permet à ces
auteurs de faire retour dans une société qui a tendance à les rejeter,
puisqu’elle les considère comme des êtres inutiles, encombrants. Ils
reviennent, ils s’expriment et leurs expressions sont recherchées par d’autres,
des amateurs d’art, des collectionneurs, des personnes sensibles à leur langage
autre. Cela recrée du lien social, cela induit des remises en question
vis-à-vis des clichés en cours, c’est donc bon.
Le problème du marché (tant qu’il y aura du capitalisme, il y aura du marché et
des marchandises), c’est quand la cote monte, quand il y a plus de demande que
d’offre. Certains créateurs de l’art brut commencent à faire des prix
astronomiques. Cela devient inaccessible pour les petites bourses (j’aurais
rêvé d’avoir un Chaissac qui me plaise, mais c’est devenu impossible, je
ne suis pas un milord). Or, bien souvent, jusqu’à ces dernières années en tout
cas, les amateurs qui achetaient ces œuvres avaient un pouvoir d’achat pas très
éloigné de celui des créateurs. L’argent qui s’échangeait contre les œuvres
restait à un niveau raisonnable. Les travaux d’art brut ou singulier pouvaient
circuler au sein de classes sociales proches. L’échange restait à un niveau
convivial, entre amateurs véritablement passionnés.
Aujourd’hui, les collectionneurs plus fortunés se mettent sur les rangs et font
grimper les prix, déracinant les créateurs d’art brut de leur terrain social,
détournant des œuvres dont le contenu avait un lien avec la culture populaire
dont sont issus leurs producteurs. Il y a comme une captation d’héritage. Cela
est concomitant du reste avec cette rengaine à la mode ces temps-ci comme quoi
ces productions sont des œuvres d’artistes, ce que je récuse personnellement
(je préfère le mot de créateurs, car il y a ici un autre usage social de l’art,
non vénal à la base justement). La caste bourgeoise s’empare de l’art brut pour
le réduire à l’état de marchandise, et il faut donc que ce soit une marchandise
esthétique, artistique comme une autre, simplement d’un nouveau genre.
Cette caste masque ainsi le nouvel usage social de l’art qui est fait par ces
créateurs du commun, elle occulte la démocratie directe à l’œuvre dans ce
nouvel usage social de l’art immergé dans la vie quotidienne.
L’art brut a cette particularité d’être accompagné d’une kyrielle de noms
qui servent à éviter le terme d’art brut : Art hors-les-normes, art singulier,
neuve invention, art brutal…et art immédiat. Quel penses-tu de tous ces termes?
C’est du chipotage ? Le terme le mieux approprié pour toi ?
Non, c’est très bien. Plus il y a de termes, plus je suis content. Cela aide à
faire comprendre qu’il se passe quelque chose de difficile à cerner, justement
parce qu’on est là aux limites de l’art au sens académique du mot.
Personnellement, je défends de temps à autre le terme d’art de l’immédiat, que
j’ai contracté en « art immédiat ». C’est moi qui ai lancé ce terme (même si je
me suis aperçu après coup qu’il avait déjà été utilisé dans les années 50-60
par le critique d’art, proche du mouvement surréaliste, Patrick Waldberg,
pour parler des autodidactes déjà). Il correspond mieux à ce que j’aime dans
ces formes de créations brochées sur une inspiration en prise directe avec la
sensation brute du monde et de la vie. Elles cherchent toutes, peu ou prou, une
expression qui traduirait de façon la plus directe possible cette inspiration
brute.
Tu es aussi artiste peintre. Tu peux nous présenter ton travail artistique,
les sujets que tu abordes, comment s’est forgé ton style ?
Le mot « d’artiste », je me sens mal dedans. Je dessine davantage que je ne
peins, aussi. Je travaille de façon intime, et intimiste, sur des petits
formats et du papier le plus souvent. Cela est en liaison avec l’enfance, et
les jeux que je développais lorsque j’étais jeune, des mises en scène de «
petits soldats » que je dirigeais, ordonnais sur le linoléum de ma chambre,
faisant les bruitages avec ma bouche, faisant parler les personnages les uns
après les autres, les déplaçant comme si j’étais eux dans l’ameublement devenu
fantastique, parce que géant, construisant des maisons avec le jeu dit du «
Chalet suisse ».
La réalisation des mes dessins et de mes peintures obéit à un besoin de jouer,
de vivre une surprise avant tout. Si je ne suis pas surpris, je défais ce que
j’ai fait jusqu’à l’effet escompté. Il arrive parfois que ce soit dans un
moment de colère destructrice que surgit l’image agencée de façon inattendue
que je recherche.
Bruno Montpied, "Inconnu comme le loup blanc", toile 8F, technique mixte, 2010
Je pratique une sorte de « sur-automatisme ». Je dessine au hasard, je mets de
la couleur au hasard, recourant aux techniques de façon gratuite, la plupart du
temps d’une façon incohérente, parfois de façon angoissée. Je retouche,
recouvre à nouveau, si cela est mal parti, et repars au hasard. La plupart du
temps des figures viennent toujours sous ma main. J’essaye de susciter
cependant aussi des formes moins immédiatement appréhendables, des formes «
abstraites », énigmatiques, proposant des interprétations diverses.
Je cherche longtemps les titres, car il m’en faut à tout prix.
Ils doivent être, pour les meilleurs d’entre eux, des titres qui renforcent le
côté ambivalent de l’image, projetant l’imagination du contemplateur vers des
pistes oniriques fécondes où ses interprétations et celles qu’instillent mes
titres se croisent, se décroisent et cheminent finalement de concert.
Je n’ai pas de « sujets » préexistants. Vu ma façon de travailler. Il y a des
thèmes qui reviennent, quand je regarde mes titres, je m’en rends compte. Voici
quelques-uns que j’ai relevés dans le catalogue que je tiens d’après mes
travaux :
L’univers du Merveilleux : les sirènes, les fées, les petits êtres, les géants,
les ogresses, les références aux contes. La Nuit, la Mort, les fantômes, les
spectres, le Cirque, les clowns, les bouffons, les cochons, les grottes,
l’Enfer, le Diable, la Femme, les sorcières, des personnages divers, les
créatures, la magie et les magiciens(les magiciennes aussi), les bêtes, la
forêt.
Bruno Montpied, "Femme tentée, femme dentée", technique mixte, 2011
Mais bon, c’est très hétéroclite au final comme inspiration.
Sinon, je dois dire que je ne « sais pas dessiner », c’est-à-dire que je suis
incapable de dessiner en volume. Je ne maîtrise absolument pas les ombres qui
permettent de créer du volume justement. Je dessine toujours mes personnages à
plat. Il n’y a pas de perspective dans mes travaux. Cela ne me gêne pas pour
dessiner. C’est simplement un paramètre à signaler. C’est peut-être lié au fait
que je ne vois quasiment que d’un œil ce qui m’handicape pour saisir les
reliefs.
Depuis quelques années, j’ai senti que la technique que je préférais était liée
à l’eau, aquarelle ou encre, notamment en lavis. Les crayons et les craies,
pastels reviennent aussi beaucoup ainsi que toutes sortes de marqueurs qui ont
tendance à supplanter les « rötrings » que j’ai longtemps utilisés.
Autre chose que je dois relever, je ne pense pas viser en ce qui concerne mes
activités graphiques et plastiques à l’art immédiat que je recherche par
ailleurs avec une grande soif dans les travaux extérieurs (à ce sujet je Joseph
Ryczko dans une critique récente de mon exposition au musée de la Création
Franche à Bègles, sur son propre blog, Les Friches de l’art, s’est
complètement planté en me dépeignant comme cherchant à faire moi-même de l’art
immédiat). Peut-être que cette quête de poésie immédiate, d’ingénuité
enfantine, d’innocence, sert à me reposer de l’ésotérisme de mes propres
images. Du reste, en littérature aussi je n’aime pas retrouver de l’abscons et
du labyrinthique, peut-être parce que j’y baigne déjà par trop dans ma propre création
(même si je me soigne actuellement, en cherchant à mettre de l’air dans mes
compositions). Ce n’est qu’une hypothèse.
Une de tes autres passions est le surréalisme. Quel est le lien (ou pas)
entre ces « jardins » et le surréalisme ?
Le surréalisme a rêvé d’une transfusion de l’imaginaire dans la réalité, dans
un sens qui serait teinté de merveilleux, dans une société où l’art serait
pratiqué dans la vie quotidienne par tous sans hiérarchie ni séparation. Je
l’ai déjà évoqué ci-dessus, je ne voudrais pas trop me répéter. Il me paraît
évident que ces jardins créés par des autodidactes non professionnels de l’art
esquissent une réalisation du projet surréaliste d’enchanter la vie.
Les surréalistes ont souvent marqué leur intérêt pour ces formes de créations. Jacques
Brunius fut le premier documentariste à filmer des environnements spontanés
et de l’art populaire dans son film de 1939, Violons d’Ingres, comme je
l’ai déjà dit. André Breton a chanté le Facteur Cheval dès 1932. Eluard
a publié des reproductions d’œuvres d’aliénés dans la luxueuse revue d’art Minotaure
là aussi dans les années 1930. Breton a préfacé le livre de Gilles
Ehrmann, Les Inspirés et leurs Demeures, en 1962, premier ouvrage à
traiter des environnements créés par des autodidactes spontanés. Etc, etc.
Le surréalisme est un mouvement très ouvert, très éclectique. Il n’y a pas
d’esthétique définie du surréalisme, en dépit de ce que veulent nous faire
croire les journalistes et tous ceux qui ont intérêt à le rabaisser (et aussi
toute une série de suiveurs qui se sont eux-mêmes un temps parés des plumes du
surréalisme). Ce mouvement va au-delà de l’art, comme les créateurs de jardins
anarchiques populaires (qui sont au-delà sans le savoir, surréalistes
inconscients).
Un mot, un « coup de gueule », un espoir à rajouter ?
J’aimerais être moins seul dans mes choix et dans la direction prise. Mais je
sais aussi que Louis Pons a écrit un truc du genre «Quand tu es seul
c’est que tu as trouvé ta voie ». Alors, comme il semble que j’aie trouvé
la mienne. Ça n’est pas près de changer !
Et merci à toi Paskal pour m’avoir donné l’occasion de revenir sur le
sens de ma démarche.
http://lepoignardsubtil.hautetfort.com/
Un artiste, auteur que je ne connaissais pas. Il aaur fallu que j'en entende parler par Annie Le Brun Bruno Goidts Em
RépondreSupprimer