Nicolas Le Bault est dessinateur de BD, artiste visuel, écrivain et dirige avec Frederika Abbate les éditions White Rabbit Prod. Avec la BD graphique La Dimension Perdue, Nicolas Le Bault s’est lancé dans une nouvelle série qui contiendra une dizaine de fascicules de 32 pages couleurs. Sa BD a pour héroïne la petite Karine. Encore enfant, mais si proche de l’adolescence, Karine vit seule avec son père qu’elle aime beaucoup. Sa mère est morte et sa grande sœur a quitté la maison familiale. Les « personnages » mis en place, il ne reste plus qu’à commencer l’intrigue que je ne vais pas vous dévoiler. Nicolas Le Bault a choisi le traitement du conte/film d’horreur, à travers le regard, réflexion de son héroïne qui vit, ressent « naïvement » ce qui se passe devant elle. Le texte sans filtre gravé dans les cases est ce qu’elle pense, voit à travers sa tête d’enfant de 12/13 ans. Il n’y a pas ou peu de phylactères/bulles de dialogues. Le dessin est à la fois simple, naïf et brut. On est ici dans le dessin en 2D frontal au style enfantin. On pense un peu au trait de crayon des artistes en art brut comme August Walla et Johann Hauser, notamment pour l’utilisation, mélange abusifs des couleurs. Le style graphique, pauvre, sans moyen, comme un film Bis ou l’esprit DIY du punk rock, de Nicolas Le Bault est un atout qui donne ici une dimension inquiétante, grossière et transgressive au développement de l’histoire. D’autant que notre artiste ne se prive d’aucune liberté graphique pour la gestion des cases. Ainsi un dessin peut faire deux pages et une page pour une lettre manuscrite. Cette liberté permet au lecteur d’être dans la tête du personnage Karine. Et c’est clair, ça travaille dans sa « petite tête » !
Pour en savoir plus sur cette nouvelle série graphique qui nous tient en apnée, j’ai posé 5 questions à Nicolas Le Bault.
Le choix du titre "La Dimension Perdue" ?
Le
choix du titre est ambivalent. Il donne lieu à plusieurs interprétations que
l'on peut croiser entre elles et assembler, comme pour reconstituer un puzzle, chacune
des pièces n'exprimant qu'une vérité partielle, et dont
aucune ne peut donner à voir ce qu'il recouvre
dans sa totalité. La première est à mettre
en relation directement avec la notion même de réalité.
Le réel est un concept dont les contours tendent de nos jours à s'abraser sous
l'effet d'incidences hétéroclites comme les médias,
les réseaux sociaux,
l'omniprésence des images,
et leurs corollaires, la déterritorialisation, la dématérialisation, la
virtualisation. Toutes sont des symptômes de la mondialisation et de la désintégration de l'ordre symbolique,
qui accélèrent l'hégémonie de la Forme-Capital.
Par conséquent, la réalité fuit, nous échappe, se désagrège, devient
insaisissable, et en dernière instance
s'évanouit et disparaît. L'un des gestes fondamentaux de ma démarche
artistique est de me saisir du réel comme d'une matière inerte et, en le travaillant au corps, de lui redonner
forme concrète, de lui rendre son incarnation
en le transposant dans une réalité alternative qui en exprime l'essence, comme
pour le sauver de l'effacement.
La réalité que je décris n'est ni un monde imaginaire ni une simple
transcription du réel, mais une sorte d'univers parallèle, avec sa géographie
particulière, ses mœurs, sa vie autonome, et même sa propre mythologie interne.
Un plan séparé de réalité qui condense ce que je perçois des vibrations et des
humeurs de notre monde.
Par ailleurs, il y a La Dimension Perdue de l'enfance, son apparente stabilité, ses couleurs, ses paysages, ses sensations, dont la sortie irréversible et brutale est au cœur de l'intrigue. De toute époque révolue subsiste invariablement une certaine nostalgie, dont est forcément empreint le livre. Enfin, La Dimension Perdue, c'est aussi, à un autre niveau de lecture, et suivant un certain nombre d'indices disséminés dans l'ouvrage, un refuge, un lieu secret hors du temps et à l'abri des troubles, où les personnages de l'histoire tendent à se réfugier pour échapper à la violence.
Quel est le message que tu désires faire passer avec cette histoire, avec les personnages ? C'est une critique du genre humain ? Son humanité, s'il en reste ?
Il n'y a pas de message explicite dans l'ouvrage, et les événements qu'il décrit ont une absence totale de justification. Il n'y a rien de pire que les livres à thèses, et l'objet d'un roman graphique n'est jamais d'expliquer, mais de faire éprouver au lecteur des sentiments troubles et d'ordinaire incommunicables. On peut faire un parallèle entre la transition angoissante que vit Karine, le personnage principal, l'altération de son identité du fait de ses changements biologiques - de l'enfance à l'adolescence, de l'ingénuité à la conscience, de l'inquiétude latente à la vraie peur - et la mutation terrible du monde dont elle capte confusément tous les signaux, et dont de nombreux éléments indiquent qu'il est en train de basculer. La folie de son père qui se révèle petit à petit, les rumeurs de guerre civile qui circulent sur les réseaux sociaux et menacent la tranquillité de son petit village qui semble bientôt assiégé, la pénétration de cette insécurité jusque dans sa vie intime, évoquent ce que l'actualité récente tend malheureusement à confirmer de manière funeste, et que je pressentais, un retour de la Violence, un retour de l'Histoire, un retour du Refoulé.
Le père a une tête de cochon. Cette symbolique a le mérite d'être claire. Quelques mots sur ce père, sa fille, sans oublier sa famille ?
Je ne sais pas si la symbolique est claire, rien n'est tranché, rien n'est évident ou univoque dans mon livre. Le cochon est perçu, il est vrai, comme l'allégorie de ce qui est régulièrement dénoncé comme les manifestations toxiques d'une certaine forme de masculinité. D'où la fameuse polémique du « balance ton porc », par exemple. Plus traditionnellement, le « porc », le « cochon », est ordinairement associé à la figure du pervers, du prédateur sexuel, de la saleté et du stupre, ou plus neutralement de la transgression érotique. Mais c'est aussi un animal sacré. Bataille ne conclut-il pas son récit Madame Edwarda par cette citation : « Dieu, s'il savait, serait un porc » ? Le Père, tout comme Dieu, est une figure d'autorité, qui voit tout, sait tout, et dans lequel tout s'origine, fût-il affublé d'un tel visage. C'est lui qui définit le champ symbolique du licite et de l'interdit. Par ailleurs, il est bien connu que le cochon est un animal très intelligent, et que la virilité dans ce qu'elle peut avoir d'attirant ou de séduisant ne saurait se départir d'une sorte de magnétisme animal. Mais les vidéos récentes de L214 nous ont montré ces animaux mis à mort par milliers dans la barbarie impersonnelle de l'élevage industriel, dans toute leur détresse et leur fragilité, privés de toute dignité et acculés à la souffrance, à la terreur. À propos du père de Karine, il y a aussi une vulnérabilité chez cet homme tourmenté qui souffre, semble aimer profondément sa fille et vouloir la protéger à tout prix. Si c'est un animal sacré, c'est aussi un animal sacrificiel, qui peut être sacrifié, ou sacrificateur. Bourreau ou victime. Oppresseur ou opprimé. Dominateur ou dominé. Il peut inspirer autant la compassion et la pitié que la peur. Il peut terroriser, ou attendrir.
Le traitement de l'histoire est proche des films d'horreurs, du style "Massacre à la tronçonneuse", "Misery", voire "Les Proies" avec Clint Eastwood. Ce sont des références qui t'ont guidé ou pas ?
Les thèmes de la famille, de la séquestration et du sacrifice traversent les 3 films que tu viens de citer, et que j'apprécie particulièrement. C'est vrai qu'ils font partie des sujets centraux de La Dimension Perdue. Et qu'un certain nombre de marqueurs visuels, de choix de cadrages que j'ai effectués indiquent que la direction latente de l'histoire est celle de la claustration, de l'enfermement, de l’absence d'échappatoire, qu'un piège inexorable tend à se refermer sur Karine tout au long de cet épisode.
Massacre à la tronçonneuse m'a marqué par l'intégration forcée des protagonistes au clan Sawyer, avec pour paroxysme cette séquence traumatisante du repas de famille où les cannibales apparaissent comme une cellule traditionnelle parfaitement normale et équilibrée, avec une distribution des rôles et des tâches à laquelle chacun des membres semble obéir naturellement.
Tandis que les invités, perdus, sans repère, terrorisés, hurlent et sanglotent à l'idée de leur dévoration inéluctable. On retrouve le même esprit subversif dans Les Proies, à travers la figure masochiste du soldat de la Guerre de Sécession incarné par Clint Eastwood, recueilli après une bataille par un groupe de femmes dévouées qui jurent de prendre soin de lui. Et dont le geste premier est de lui couper les deux jambes, afin de l'empêcher de s'enfuir.
J'ai été très imprégné par la forme du cinéma de genre, par la période classique américaine notamment, et avec une tendresse particulière pour les films d'horreur américains et italiens des années 70-80-90, période à laquelle appartiennent ces 3 films. Je continue de penser que le genre a vécu un certain âge d'or au cours des 3 décennies, qu'il existait une liberté de ton qui, tout en respectant les contraintes narratives liées à la forme du divertissement, conférait un caractère unique et terriblement attachant à ces productions originales. On pouvait faire coexister une gravité, une profondeur métaphysique, voire un fond de trauma, avec une légèreté, et même un certain humour, complètement absents des productions actuelles qui sont austères, monocordes et unidimensionnelles. Ce qui s'est gagné en esprit de sérieux s'est perdu en magie et en profondeur. C’est aussi cet esprit des années 80 que j’entends faire revivre avec La Dimension Perdue.
Tu prévois combien de volumes à cette histoire ? Quelle sera la périodicité de parution ?
Ce roman graphique est le premier volume d'un livre long, tentaculaire, labyrinthique, dans lequel le lecteur pourra se perdre à loisir, et dont je prépare actuellement le deuxième épisode. La série complète en comportera une dizaine. Je vais tout faire, en essayant de consacrer toute mon énergie à sa conception, pour que le délai de parution du fascicule suivant n'excède pas une période de six mois.
J'y travaille nuit et jour, tout en menant de front d'autres activités, notamment éditoriales, avec ma maison d'édition White Rabbit Prod, et je prévois aussi de faire paraître de nouveaux numéros de la revue White Rabbit Dream dont tu as eu la gentillesse de parler sur ton blog. Il est important à l'heure actuelle, tout en défendant son autonomie et sa souveraineté propres, de ne pas s'isoler, ce qui est la tentation de trop d'artistes. Au cours des 4 dernières années, j'ai édité une trentaine d'artistes du monde entier, ce dont je suis assez fier.
J'ai ainsi contribué à faire exister
sur la scène internationale
ce qui prend maintenant
l'aspect d'un véritable mouvement artistique dont la vitalité
irrigue mes productions. Tout cela me confère
l'énergie nécessaire à m'immerger complètement dans l'odyssée personnelle au long cours qu'est
la réalisation de cette nouvelle série, La Dimension
Perdue.
https://www.whiterabbitprod.com/
https://www.facebook.com/nicolaslebault1
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