dimanche 14 janvier 2024

"TB JERCK XXX Une étude de la graphomanie vinylique" de Didier Balducci et Philippe Nicole (Éditions Mono-Tone) – 6 décembre 2023


Le niçois Didier Balducci aime dire qu’il est flemmard (1). Il a tellement la flemme qu’il a créé le label Mono-Tone qui publie ses disques et ses écrits. Depuis quelques années, ses livres aux sujets décalés mais sérieux, prennent le pas sur la musique. Son petit dernier TB Jerck XXX, écrit avec le disquaire (The Rev’ à Tulle) Philippe Nicole (ex chanteur du groupe King Size) est consacré aux pochettes de 45 tours griffonnés par leurs acheteurs. Je sais, qu’elle idée d’écrire au stylo Bic, au feutre sur des pochettes de disques, comme si le bloc note, le Post-it n’existaient pas. Une partie de ses pochettes sont des trouvailles de Philippe Nicole. Avec ce livre épais, au format légèrement plus grand que le format 45 tours, Didier Balducci reprend le travail de Patrice Caillet qui a publié trois livres sur le sujet titrés Discographisme (2), plus des expos pour montrer les fameux 45 tours qu’il a glané dans les vides greniers, dépôts ventes et donations diverses. Pour se démarquer du travail de Patrice Caillet, axé sur tous types de pochettes passées au karcher du découpage, collage, écrit, griffonnage, Didier Balducci c’est concentré sur l’aspect écriture, signature, mots-phrases diverses inscrites sur les pochettes. Avec Philippe Nicole, il pousse le propos jusqu’à intellectualiser, attention avec humour !, ces écritures, signatures d’anonymes. Nos auteurs comparent ses écris à l’art brut, ce qui est à mon sens exagéré. Si au premier abord on peut voir des similitudes avec l’art brut, je l’ai évoqué dans ma chronique des livres de Patrice Caillet, c’est finalement faux. Autant ici l’écriture peut être brut, sale, autant cela n’a rien à voir avec les « artistes » d’art brut qui eux font des œuvres en quantités, obsessionnelles (dessin, peinture, sculptures, collage, accumulation, couture, tricot…) où l’émotion, la poésie sont présents. Chez les anonymes, artistes classés art brut, hors les normes, un dessin qui pourrait sembler sur un simple regard distrait, être exécuté par un enfant de CP -le fameux dessin en 2D qui ne respecte pas les proportions-, dégage instantanément une émotion forte sans avoir besoin d’explication. On devine que ce dessin n’a pas été fait en classe de maternelle sous la direction d’un professeur qui a donné un thème.

Gloria Gaynor "Never Can Say Goodbye" – MGM Records – (45 tours édition italienne de 1975)

Ici, les pochettes de disques sont griffonnées par une personne lambda dont la démarche sera souvent réduite à un seul disque, pour y mettre, son nom (pratique pour les soirées boum), le prénom avec une phrase destinée à la personne à qui est offert le 45 tours, la date d’achat, des remarques, dessins parfois racistes et misogynes, souvent un trait au feutre noir sur une dent pour montrer qu’il en manque une, indications sur le style de musique ou signaler par une note, si le morceau à plût ou pas à l’acquéreur du vinyle. Ces griffonnages sont ponctuel, ne sont pas une obsession qui devient au fil du temps, de par l’accumulation une œuvre d’art totale. Ce n’est pas parce qu’on s’est approprié une fois un disque en y mettant son écriture, son micro dessin (le logo "Peace and love", une croix gammée, une bite, une foufoune) qu’on est un anonyme de l’art brut. Par contre, une fois exposé ensemble les meilleurs pochettes, avec différents styles de lettrages, graphismes, techniques (comme l’a fait Patrice Caillet dans les bibliothèques et conventions de disques, fanzines), cela a malgré tout de la gueule. Mais là, à 90 %, chaque pochette a été customisée par une personne différente. Cela serait la même personne avec un nombre important de disques, peut-être que cet anonyme aurait une petite filiation dans l’une des branches de l’art brut, où plutôt dans l’art singulier, car depuis la mort de Jean Dubuffet en 1985, le terme d’art brut est parti avec lui, le concepteur de toute la philosophie de ce champs artistique.

Exemples de pochettes de 45 tours griffonnées extraits du livre "TB Jerck XXX"

On en arrive au livre. Déjà le titre TB Jerck XXX est une inscription sur les pochettes de 45 tours trouvées par nos auteurs dans les vides greniers, disquaires d’occases. La signification : TB pour « très bien », Jerck pour le style musical jerk, mais ici avec le rajout d’un « c », car parfois l’auteur du mot faisait un faute en écrivant jerk avec un « c ». XXX pour la note, comme le T de l’hebdomadaire Télérama, ou l’étoile du Guide Michelin. Pour Didier Balducci, la note de XXX est le top  pour dire (au lieu d’une longue chronique) si tel morceau est un bon jerk pour faire fureur sur la piste de danse. Sur le sujet, il a écrit un article de six pages (+ 14 pages d'illustrations), qui finis par la note ultime Jerk extra super bien XXXX TB décerné au morceau I Feel Alright (1970) face B du 45 tours Down on the Street de The Stooges. Oui, le style Jerk tient à cœur notre rockeur niçois! 

The Stooges "Down on the Street/I Feel Alright (1970)" – Elektra – (45 tours édition française de 1970)

L’ouvrage commence avec deux chapitres pour donner des clefs sur ses pochettes écrites, griffonnées customisées, expliquer le terme "graphomanie". Ensuite, le gros plat de résistance bien en sauce avec la présentation de près de 100 pochettes de 45 tours customisés. Chaque disque est présenté sur deux pages. La pochette page gauche, une chronique page droite. Les disques sont chroniqués avec humour, tout en gardant un sérieux -la patte stylistique de Didier Balducci-, pour donner les impressions, explications supposées sur les noms, prénoms, textes, annotations, griffonnages, imaginer, interpréter, pourquoi l’ancien propriétaire du 45 tours a eu le besoin d’écrire un texte ou juste signer salement ou proprement (plus rare) sur le disque. Pour l’inscription du nom, signature, c’est pour le cas où le 45 tours se retrouve prêté à un amis, ou pour une boum. Pour la note, style du morceau, c‘est plus pratique pour le DJ de la boum quand il doit choisir le titre. Cette pratique du Bic, feutre sur une pochette de disque (principalement des 45 tours), a surtout existé entre 1965 et 1975, époque où les boums et DJ amateur pour salle des fêtes étaient très en vogue. Par la suite, mettre son nom, griffonner un dessin va disparaitre sur le 45 tours de masse. La chute attendra mi 80 avec l’apparition du CD et ses horribles mini CD 2 titres.

Exemple de pochette de 45 tours griffonnée extrait du livre "TB Jerck XXX"

Ici, le choix des 45 tours concerne à 90% des chanteurs, chanteuses, groupes respectables. On n’est pas dans les bas font du kitch variété française (de Carlos à Dave en passant par C. Jérôme), tube d’un été. Ainsi c’est encore plus déstabilisant de voir que des 45 tours du Velvet Underground, Bob Dylan, T-Rex, Elvis, Sam & Dave, Led Zeppelin, Talking Heads, Dogs, Lou Reed, Otis Redding, (pour ne citer que quelques noms) soit passé sous le Bic ou le feutre. Quand ce n’est pas la pochette qui est complètement customisée, -surement un 45 tours qui se trouvait dans un Juke box-. Mais qu’importe pour le fétichiste de l’objet, le mal est fait, alors autant l’accepter et prendre du plaisir à regarder ses pochettes graffitées. Quelques petites perles inscrites sur les pochettes : "Enregistrés des 2 cotés" (Dogs, Skakin’ with Linda), "Il s’arête pas touseul" (Ike & Tina Turner, Ooh Poo Pah Doo), "Il est mort le 16 Aout 1977 à l’age de 42 ans" (Elvis Presley, Moody Blue) -45 tours acheté le 17 août 1977 par Le Winter-, "C’est Fred la … a sex machine" (James Brown, Sex Machine), "Corse" (Otis Redding, Give Away None of my Love), "Vous etes priée de rendre le disque dans l’état ou vous l’avez trouvé" (Los Bravos, Black is Black), "Pour toi qui restera gravé dans mon cœur" (Johnny Hallyday, Je t’ai aimée), "Rock de merde" (Thunder, Money Honey), "Très bon disque" (The Animals, The House of The Rising Sun EP), "C’est nul" (Spandau Ballet, Though The Barricades). Les 100 pochettes sélectionnées ont chacune leurs originalités passées à la loupe par notre chômeur inspiré.

Exemple de pochette de 45 tours griffonnée extrait du livre "TB Jerck XXX"

Le livre s’achève sur un chapitre de neuf pages d’écrits (+ 4 pages de visuels) consacré à Ravina qui a signé son nom en MAJUSCULE ÉNORME souligné sur plusieurs pochettes. Cette Ravina a beaucoup marqué Didier Balducci, qui en a déjà parlé dans son livre Les Gloires locales, mais, attention scoop !, il dévoile ici les clefs du mystère Ravina qui l’on perturbés depuis le début des années 90. Époque où il a commencé à acheter des 45 tours où étaient inscris au dos des pochettes le nom RAVINA. Pendant de nombreuses années, jusqu’à la fermeture du disquaire d’occas. Télérama à Nice, Didier et ses potes se sont achalandé en disques RAVINA en se faisant des films sur son identité, enfin dévoilé dans ce nouvel ouvrage. Rendez-vous page 237 !

45 tours signés au dos par RAVINA

Le livre TB Jerck XXX va ravir les amateurs des 45 tours, de la musique pop et rock pour deux raisons. Déjà le sujet, ici richement illustrés, et surtout pour la plume, le style d’écriture de Didier Balducci complètement possédé par le sujet, jusqu’à livrer ici un pan de sa vie. Car en écrivant sur ses pochettes, éventuellement sur la musique qui se trouve glissé à l’intérieur, c’est surtout de lui qu’il parle. De ses goûts, de son mode de fonctionnement, cette peur d’être appelé par Pôle Emplois pour un rendez-vous travail. Écrire sur soit, n’est pas donné à tout le monde, mais Didier Balducci y arrive pleinement avec style, humour et un vocabulaire qui parle à tout le monde. Chapeau l’artiste !

Exemple de pochette de 45 tours griffonnée extrait du livre "TB Jerck XXX"

Nota : Petite rectification à effectuer pour la prochaine édition, car à n’en pas douter cette première édition sera bientôt épuisé. Page 81, le 45 tours édition française du générique de Starsky et Hutch ne date pas de 1975 mais de 1982. C’est le thème original composé par Lalo Schifrin qui date de 1975, mais il n’est pas sorti en 45 tours, A noter que la première diffusion française de la série, date du 11 juin 1978 sur TF1. Le logo de TFI est sur le recto de la pochette, et sur le verso c’est une publicité de l’’hebdomadaire Télé 7 jours acheté chaque semaine par  « plus de 10 millions de lecteurs ». C’est là que l’acheteur du 45 tours a écrit au feutre rouge une inscription indéchiffrable au lettrage satanique. C’était surement l’enfant à bas âge de l’acheteur qui c’est défoulé sur la pochette.

(1): Vous en saurez plus sur Didier Balducci ici : https://paskallarsen.blogspot.com/2023/12/never-give-up-didier-balducci.html

(2): Chronique du livre et interview de Patrice Caillet ici : https://paskallarsen.blogspot.com/2022/11/discographisme-maisonhomemade-records.html

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