mercredi 3 juin 2020

LAETITIA SADIER-STEREOLAB : Intemporel



Tous au long de l’année 2019, le groupe anglais Stereolab a réédité une partie de ses albums en éditions vinyles et CD. Avec notamment de nombreux morceaux inédits (démos, alternative versions), qui se trouve ainsi réunis sur des doubles/triples vinyles en couleur transparente ou noire et double CD. Ces rééditions de luxe ont permis au groupe de remonter sur scène après 10 ans d’absence et de jouer notamment à Paris au festival Villette Sonique et à St Malo au festival  La Route du Rock.
Dans la sphère/spirale du rock indé, Stereolab fait partis des références issus des années 90’s, ils sont notamment des précurseurs dans l’art de mélanger habilement les genres krautrock, library/lounge music et pop anglaise.
En 2014 j’ai fait une interview par mail de Laetitia Sadier, figure centrale, avec Tim Gane de ce groupe intemporel. L’interview est parue dans la face 134 (janvier 2015) du fanzine Abus Dangereux et sur foutraque.com.


Depuis la séparation de Stereolab, groupe de pop expérimentale dont elle était chanteuse, Lætitia Sadier trace sa route. Sa carrière complexe est émaillée de nombreux projets collectifs et de collaborations qui témoignent d'une grande ouverture d'esprit mais pour l'heure, retour à un projet plus personnel : avec dix nouvelles chansons, elle sort son troisième album solo "Something Shines". Edité chez Drag City en septembre dernier le disque est plutôt bien accueilli par la presse et comme à son habitude, Laetitia a su le défendre avec conviction lors d'une tournée européenne commencée fin 2014. Pour Foutraque elle évoque ce nouvel opus et revient sur certains épisodes de son parcours.

L’image de la photo de la pochette Something Shines serait-elle un clin d’œil au trois Laetitia Sadier ? Celle de Stereolab, de Monade et en solo ?
Ah super! J'adore les interprétations qui s'articulent autour de cette pochette. Et j'aime beaucoup la tienne! C'est surement vrai qu'il y a allusion à ce fait, il y a maintes Lætitia dont 3 qui se détachent musicalement.

Something Shines est ton 3ème album solo. Après tant d’années en groupe, le travail en solo est-il finalement la meilleure des libertés?
En ce qui me concerne je jouis effectivement de bien plus de liberté attachée à mes activités actuelles que du temps de Stereolab. Mais qui dit liberté dit aussi responsabilités, position que je trouve plus intéressante, et plus motivante. J'apprends plus et prends plus de plaisir en étant capitaine de mon bateau, ce qui me fait penser que l'on vit plus heureuse lorsqu'on prend pour sa vie, plutôt que de la donner à dieu, ou un gouvernement, ou encore un guru, un mari. C'est risqué, mais on a tout intérêt à travailler à se découvrir et à être soi même.

Cet album sort sous ton nom, mais il y a de nombreux invités. Tu peux nous les présenter ?
Bien sur. Il y a Armelle Pioline, qui chante les chœurs d'ange, joue des claviers dans Echo Port. Elle apparait aussi sur Transhumance, ainsi que sa fille Mia, qui est aussi la fille de Mocke, qui lui joue de la guitare sur Quantum soup. Il a été le 1er de mes invités. David Thayer des Little Tornados a joué beaucoup des claviers qu'on entend, il a fait pas mal de bruitages électroniques également, ainsi que les lap steel guitars qu'on peut entendre sur Oscuridad. Jean-Christophe Chante a été le dernier collaborateur, la cerise sur le gâteau, avec ses trompettes et violons; j'aime beaucoup la tension émotionnelle qu'il a apportée à l'album. C'est Fabrice Atomicjetman qui s'est occupé de la pochette dont je suis très heureuse, car c'est non seulement beau, mais je n'ai jamais vu rien de tel.

Tu peux nous raconter comment c’est construit l’album ? Quel est le point de départ, le fil conducteur? Comment c’est organisé la réalisation de l’album ?
J'ai tendance à collectionner des idées tout au long de l'année, et lorsqu'il est temps d'écrire à proprement parlé, je puise dans cette mallette à idée. Depuis le moment où je me suis mise à puiser, et la fin du mixage 9 mois se sont écoulés. Jai voulu ne pas travailler dans la précipitation cette fois ci, et laisser les choses venir, mûrir, fermenté, juste un peu, pour leur donner leur gout maximal. L'idée conductrice était de passer d'une musique bouleversante, et quelque chose de revigorant, une musique qui secoue, qui remue, et quelques unes des chansons font exactement cela. 


Depuis quelque temps, on constate qu'en France notamment, tu défends tes albums seule à la guitare. Tourner en groupe est trop compliqué, trop cher ?
Je suis actuellement en tournée européenne avec mon groupe, batteur et bassiste. Nous chantons tous ensemble ce qui nous donne l'impression d'avoir un 4e membre!
Quand nous pouvons et que l'organisation nous le permet nous jouons en groupe, sinon il m'arrive aussi de jouer seule; il est bon d'avoir plusieurs formules, c'est libérateur. Emmanuel Mario et Xavi Munoz habitent respectivement à Paris et Castellon ES, donc ce n’est pas toujours évidant de les faire venir pour jouer en formation trio.

Pendant quelques années tu es revenu en France vivre à la campagne. Un besoin d’air, de calme après de nombreuses années à Londres ?
C'est exactement cela. J'étais devenue allergique à l'asphalte.

L’aventure Monade n’a duré le temps que de 3 albums. Monade c’était une parenthèse (enchantée) ?
3 albums c'est déjà pas mal! Non ça n'était pas une parenthèse, ça a été un moment fondateur dans mon cheminement artistique, musical. Cela a été très important pour moi de créer cet espace sacré (!) où je pouvais me donner l'autorisation de faire ce qui me chantait. J'ai beaucoup appris de cet espace relativement intime et bienveillant, ce qui m'a permis de grandir et de m'épanouir.

Monade est un terme de philosophie et dans tes textes on trouve parfois des citations de philosophes. C'est une discipline que tu as étudiée et qui t'intéresse toujours actuellement ?
Je n'ai pas fait d'études de philo à proprement parler, mais c'est une discipline qui je trouve nous concerne tous, puisqu'elle apprend à penser, à développer un esprit critique et indépendant. J'ai fait de la philo au lycée, et me suis toujours dit que ce n'est pas en terminale qu'il faut commencer mais en CE1. C'est tellement important de penser, et j'ai l'impression que dans notre société ca n'est pas du tout valorisé. J'apprends qu'en Espagne cela va être optionnel au lycée, puis un jour, évanescent? 


Dans la sphère indé des années 90’s, Stereolab a su créer un style et un son original en mélangeant pop, BO de film lounge, krautrock etc.., pour un résultat ludique et sensible. Comment c’est créé cette alchimie hors du temps ?
Là on touche aux mystères de la création! Ciel comment se crée quelque chose au juste? Il s'agit d'avoir des idées, du savoir faire qui se développe au fur et à mesure de l'aventure et les mettre en action.

Dans les années 90’s, vous étiez peu de groupes à faire référence au krautrock. Comment as-tu découverts les groupes krautrock ? Tu as lu le livre "Krautrocksamplerde" de Julian Cope sur le sujet?
Tim (Gane -guitare/clavier - ex Mc Carthy) avait déjà un intérêt pour le Krautrock avant même je crois que Julian Cope n'écrivit son livre à ce sujet. Il y avait là un aspect radical qui plaisait bien à Tim esthétiquement et intellectuellement. Son nom m’échappe mais le producteur allemand qui a produit le 1er Kraftwerk et les 1ers disques de Neu ! avait toute une démarche très ludique, fascinante et très expérimentale. Il voulait créer des sons autrement que ce qui se faisait déjà, et cela a beaucoup inspiré Tim qui lui même aime jouer avec les limites de ce qui existe déjà. Ah son nom me revient! Il s'agit de Conny Plank.

Vous avez fait des titres avec Nurse With Wound. Tu peux nous parler de cette collaboration avec Stephen Stapleton, comment vous vous êtes rencontré ?
On s'est rencontré par l'intermédiaire de notre ami et attaché de presse Brian O'Neil. C'était je pense un rêve de Tim que de faire une collaboration avec un de ses héro! On s'est rencontré une fois après coup. Il nous a expliqué que lorsqu'il a mis les pistes qu'on lui avait données pour qu'il travaille dessus, il n'a pas du tout compris ce qui se passait et cela l'a bloqué complètement pendant un temps. Puis subitement tout est devenu limpide et il a travaillé d'un trait sur le titre en question! Il a adoré faire ce morceau. Et nous étions très heureux du résultat.

En 15 ans de carrière, Stereolab a sortie de nombreux disques hors mode et en marge d’un succès commercial, ce qui vous donne un statut de groupe culte (comme Spacemen 3 ou My Bloody Valentine). Vous aviez un coté artisan. J’ai cette image de vous entrain de ranger votre matos dans votre van après un concert. Comment fonctionnait la « machine » Stereolab pour rester libre et en marge des modes ?
Nous avions et cultivions notre vision des choses. La priorité c'était la musique, et la liberté. On ne s'est jamais soucié ou préoccupé de ce que pensaient les gens ou la presse. On continuait, trop occupé à écrire notre musique et nos paroles et à faire des tournées en Europe, en Amérique du nord et parfois même en Australie/Nouvelle Zélande et au Japon.

Vous avez toujours attaché une importance au support vinyle. Entre les 45t, EP au format 25cm avec divers pressages colorés (parfois exclusivement vendus en live), et des splits 45t à tirages limités, votre discographie est un enfer (ou un régal) pour les collectionneurs. D’où vous vient cet attachement ? Vous étiez des fétichistes de l’objet vinyle ? Pourquoi tant de tirages si limités ?
Le vinyle s'il est bien masterisé et bien pressé, sonne mieux que le support cd, donc honore la musique d'avantage. Il honore aussi le design de la pochette bien plus qu'un petit cd!

Sur les pochettes des premiers 45t il y a toujours le même dessin : un personnage qui vise avec un pistolet. Peux-tu nous en parler ? Qui l’a dessiné et pourquoi cette obsession envers ce dessin ? Un clin d’œil au pop art, notamment à Warhol, au dessinateur Guy Peellart et son Pravda ou à une caricature d’Elvis époque 70’s (avec ses rouflaquettes, bouton de manchette) ?
Cliff-nous l'avions nommé ainsi- est sorti d'une b.d. suisse anti establishment. On l'a trouvé chouette et il nous a accompagnés un moment.
 

Merci à Jean-Michel Chesne (artiste singulier, collectionneur de cartes postales anciennes liées aux environnements insolites et créateur d'art posté, notamment avec Lætitia Sadier) pour l’intro de cette interview.


mardi 2 juin 2020

BERNARD ESTARDY "Le Géant, Itinéraire d’un génie du son" par Julie Estardy



Depuis pas mal de jours, l’album La Formule du Baron tourne régulièrement sur ma platine. Réalisé par Bernard Estardy en 1971, ce disque contient 12 morceaux joyeux, décalés, libres, comme le plaisir de passer du bon temps avec des amis, des potes en buvant du bon vin et surtout en racontant pleins de conneries qui donnent le sourire. Pour exemple, le morceau Ala Mia Thra qui possède cet élan, cet envol qui donne envie de parcourir les rues dans une décapotable. Le label Born Bad a édité la compilation Space Oddities et Gonzai Records, la compilation Fragments d'une empreinte magnétique ainsi qu’un magnifique livre écrit par sa fille Julie. Si dessous la chronique de ce livre vivement recommandé, tant qu’il est encore disponible.





Bernard Estardy fait partie des hommes de l’ombre, peu connu du grand public, mais connu des professionnels de la musique. Après avoir été musicien dans les années 60 du chanteur Nino Ferrer (oui celui qui aime Les Cornichons et connait bien Mirza), Bernard Estardy avec son pote Georges Chatelain, porte un projet fou, construire un studio d’enregistrement et devenir l’ingénieur du son maison. Ainsi en 1966, c’est au 95 rue Championnet, Paris 18ème, que CBE (et son logo phallique) voit le jour et la nuit. Au fil des mois, Bernard Estardy, dit le géant car il mesure plus de 2 mètres, se fait une réputation, car avec trois bouts de ficelles et beaucoup d’ingéniosité, il est un sorcier du son qui peut faire un tube à partir d’une idée. C’est la baguette magique qui donne de la lumière aux causes perdues, en difficulté. Ainsi en 40 ans d’activité, il a enregistré plus de 15000 chansons et vendu 500 millions de disques, dont les tubes Le Sud de Nino Ferrer, Que Je T’aime de Johnny Halliday, Comment te dire adieu de Françoise Hardy, Elle a les yeux révolver de Marc Lavoine. Si les chanteurs de la variété française sont ses gros clients, Bernard Estardy a également bossé avec Serge Gainsbourg, Lee Hazlewood, Les Fleurs de Pavot, The Peddles, Rotomagus, Quincy Jones qui a vu en Bernard un génie, bien avant qu'il crée le studio d'enregistrement. Il a aussi réalisé des compilations de Library Music pour le label Tele Music et des musiques pour le cinéma et la publicité.
Mort en 2006 à l’âge de 66 ans, heureusement, sa fille Julie qui a grandi dans le studio a repris les rênes de l'entreprise familiale, telle une fée. Elle a écrit cette biographie étonnante (dans sa forme) suite à des souvenirs contés par son père et à partir d’entretiens d’artistes qui sont passées dans ce lieu unique, tels que Gérard Manset, Danyel Gérard, Françoise Hardy, Orlando, Sheila, son amie Mimi… Le résultat donne une forme d’écriture originale, car on a l’impression que sa fille Julie est une petite sourie qui voit et écoute tout ce qui se passe. Ainsi on assiste à des dialogues, rencontres, situations cocasses comme si on faisait partie de la fête ou du travail de création. C’est juste magique pour le lecteur, d’être ce témoin privilégié. Comme le livre fait près de 400 pages, on ne va pas vous résumer cette histoire étonnante d’un homme qui était prédestiné à être ingénieur dans les travaux public, et vous faire part des multiples anecdotes, comme le passage de Georges Martin (producteur des Beatles), mais juste vous passer un extrait du livre qui résume bien une folle journée du Géant. « Un jour je suis avec l’acteur Michel Simon qui enregistre un texte pour la radio, le lendemain je bosse pour la Comédie française. Mireille Mathieu arrive avec son producteur Johnny Stark pour l’enregistrement de deux titres et le lendemain, j’enchaine avec une publicité pour Nesquik. Une chanson pour Adamo, une autre pour Éric Charden, puis une bande-son pour le cinéma (-). » (page 132) et ainsi de suite ! Chaque jour lui réserve ses découvertes, surprises et coup dur. Julie Estardy a réussi à transmettre, à faire partager les milles et un secrets, astuces et hasards qui ont servie à la bonne œuvre musicale. Merci à elle de nous faire partager ses instants qui auraient pu rester juste dans sa mémoire, dans sa famille. Bonne lecture, sans oublier un accompagnement musical avec un disque vinyle chiné et qui grésille un peu.